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LA PAILLE ET LES CLOUS (2 pers, ou 3)

 

Les fiches de lecture du Panta théâtre, à Caen (mars 2015)
 
C’est Noël. Tandis que Nanou, vieille dame qui perd la mémoire, cherche sa carte bleue, son fils, jean-Claude, cherche sa cravate pour réveillonner avec elle. Ils sont seuls tous les deux mais, illusion de la fête familiale, la fratrie est omniprésente. L’évocation du passé, la cérémonie des cadeaux, tout y est, parodie cruelle et tendre de la famille et de la société de consommation. La nativité, prétexte de la fête, est traitée avec beaucoup d’humour dans une scène des plus fantaisistes entre Nanou et Jésus.
Une comédie enlevée, drôle et cruelle, parfois proche de la farce et pleine de tendresse, sans complaisance. Le dénouement, la mort de la vieille dame, est un modèle du genre. Les deux personnages, la mère et le fils sont vrais, à la fois comiques et touchants. On n’est pas vraiment dans le réalisme mais la vie est croquée avec une grande justesse. La critique sociale est présente, mais jamais lourde.
Un beau texte de théâtre.
 
                                                                                               ***
 
La pièce est une farce comme celle qui remplit la dinde trop grasse du réveillon. Elle est faite de cette abondance stupide et ridicule dont nous entourons la célébration de la naissance du Christ en oubliant tout à la fois la sécheresse de la paille de son berceau de naissance et l’âpreté des clous qui achèveront sa courte vie. Alors tout est là sous nos yeux dans une débauche carnavalesque qui pourrait rappeler Ensor ou Bruegel. Cascades de cadeaux inutiles ou le High-tech côtoie le gadget ridicule, décoration de mauvais goût, avalanche de boustifailles et ritournelles crétines passées en boucle à la radio. Face à cette prolifération, la désespérante solitude d’une femme qui commence à perdre la boule et qui soliloque, faute de mieux, avec un vieux crucifix auquel un clou vient à manquer. A l’autre bout du téléphone et à l’autre bout de la table, une solitude au moins égale d’un homme qui se rêve une fratrie pour partager ce soir-là. Face à la débauche païenne de la fête, la solitude, la tendresse et l’amour de deux oubliés du grand tapage masticatoire. La pièce alterne avec vigueur et avec férocité, des séquences oniriques et drôles et des monologues plus inquiets où se décline la litanie de la consommation.
 
On peut lire la pièce ici :
 

 

                          LA PAILLE ET LES CLOUS

                                                  (une farce mystérieuse)

Personnages : JEAN-CLAUDE et JESUS (même comédien pour les deux rôles)

                         NANOU, la mère de JEAN-CLAUDE


(cette pièce pourrait être jouée à la manière des mystères du moyen âge, en extérieur.Le décor serait une grange, ballots de foins,

dans une véritable grange, en présence des animaux.


                                                     

« Le problème de la cravate est transcendantal », Louis Scutenaire                                            

                                                        -1-

La pièce pourrait se dérouler dans une vraie grange, dans un décor de ballots de paille.

 

Première station : La mémoire de Nanou

 

Nanou est seule. Elle semble chercher quelque chose. Elle secoue les magazines. Un feuillet en tombe, elle lit.

 

NANOU. – « Besoin d'autres visages, d'autres paysages ? Venez découvrir notre nouvelle station de sports d'hiver au cœur des Carpates. » Mais où est donc passée ma carte ? Qui m'a pris ma carte ? C'est où, ça, déjà, les Carpates ? Et si c'était sous la carpette... Là... Non... zut !

Nanou explore le lieu, fouille partout. Elle en sort des objets de toutes sortes, hétéroclites et désuets : bassinoire, fer à repasser au charbon, etc...

Mon Dieu, ce qu'on peut amasser en une vie !

 

Elle repasse vers les magazines, lit.

 

« La Trinité-sur-mer, pêche, plaisance, laissez-vous charmer par une escale passion en toutes saisons ». Je pensais l'avoir mise ici, non là, où là ? La Trinité, c'est où ça déjà, la Trinité?

Par-là ! Je suis sûre que c'est par là... Nom d'une pipe, nom d'une pipe !

 

(Elle chantonne)

« Il reviendra-z-à Pâques,
Mironton, mironton, mirontaine,
Il reviendra-z-à Pâques,
Ou à la Trinité {3x}

La Trinité se passe,
Mironton, mironton, mirontaine,
La Trinité se passe… »
.

Elle revient vers les magazines, lit.

« Pour les amoureux de la nature, les affamés de découverte, les inconditionnels de l’aventure, jouez l’atout du Swaziland, avec ses somptueux paysages, ses rhinocéros, ses antilopes, ses éléphants, ses gnous et ses phacochères … J'ai pourtant fouillé partout, partout,... Les gnous, les gnous, c'est quel genre de bestiau déjà… ? Ça me dit quelque chose... Et si c'était... sous le lit ! Je n’ai pas regardé sous le lit. Aïe, aïe, aïe, mes genoux, mes genoux ! Les gnous ? Les gnous ?

 

Elle sort un tas d'objets d’un autre âge, tous plus anciens les uns que les autres.

 

Qu'est-ce qu'on peut amasser en une vie ! Mon Dieu ! Mon Dieu !

 

Elle prend les objets, se perd dans ses rêveries.

 

Qu'est-ce que je cherchais déjà ? Ma carte de banque ? Ma carte, où est ma carte ?

 

Elle revient vers les magazines, lit.

 

« Laissez-vous séduire par les mystères de Vanuatu, par ses plages paradisiaques. Dans ce dernier bastion « hors taxes » du Pacifique, vous y trouverez des parfums, du vrai champagne, de nombreuses montres suisses, ou encore du matériel électronique à des prix particulièrement attractifs. De quoi vous sentir dépaysés tout en occupant votre journée à faire des petits trous dans le budget de vos vacances ! » D'habitude, je la mets toujours dans mon sac, mon sac sur la chaise, là. Où est mon sac ? Vanutatu ? Ah oui, oui ! Vanuratou ? C'est... c’est dans la garde-robe ! Je n’ai pas regardé dans la garde-robe ! Doux Jésus ! Où ai-je la tête ? (surprise) Ah, ça alors ! Revoilà ma montre, ma belle montre. Des mois que je la cherchais, ma montre. Qui cherche ne trouve pas toujours, mais trouve autre chose… Ah oui ! Aïe, mes genoux ! Les gnous ? Les gnous ?

                                                                       -2-

 

Jean-Claude est seul, il cherche sa cravate.

                                            

JEAN-CLAUDE. - Je ne retrouve plus ma cravate... ma cravate rouge ? Ma cravate rouge avec des bonshommes de neige... ma cravate rouge avec des bonshommes de neige et des sapins verts ... ma cravate rouge avec des bonshommes de neige et des sapins verts et un traîneau conduit par le Père Noël ... ma cravate rouge avec des bonshommes de neige et des sapins verts et un traîneau conduit par le Père Noël, ma cravate rouge avec l'étoile du berger, avec le petit Jésus dans la crèche, la cravate rouge... Allez… Celle avec des bonshommes de neige, des sapins verts, un traîneau conduit par le Père Noël, la cravate rouge avec l'étoile du berger, avec le petit Jésus dans la crèche, le petit Jésus dans son lit de paille, et coiffé... d'une auréole ! Ma cravate, ton cadeau, Véronique. Véronique, tu arrives toujours à deviner ce qui me fait plaisir, et ce qui me va bien aussi. Tu as beaucoup de goût, soeurette. Et Cathy, Cathy, la pratique : serviette de bain, essuie de cuisine, maniques, verres à vin, bacs à glaçons, essoreuse à salade, pince à spaghetti, nécessaire de couture, saladier,…

Ah ! Mercédès, Mercédès, toi, toi, tu devances mes désirs. Mais comment fais-tu ? Toujours à la pointe de la technologie. Une rôtissoire, un humidificateur, un nettoyeur à vapeur, une surjeteuse, une centrifugeuse, un tensiomètre, une station météo, un déshumidificateur, une raclette, une pierrade, une plancha, une dashcam, un BT speaker, un coatch électronique,… Tu as le chic, Mercédès ! J’ignorais jusqu’à l’existence de ces choses, et, après, je ne peux plus m’en passer. Richard, toi, je te retiens ! Un tire-bouchon en forme de crotte de chien ! C'est bien ton style, ça ! Sacré blagueur ! Non, oh non, ah ah ah, ça ne s'oublie pas des cadeaux comme ça... Ah, non, ça ne s’oublie pas ! Ah non, ça ! Ma cravate ? Ma cravate, ma cravate…

A la radio on entend :

Douce nuit, sainte nuit !

Dans les cieux ! L'astre luit.

Le mystère annoncé s'accomplit

Cet enfant sur la paille endormi,

C'est l'amour infini !

C'est l'amour infini !

JEAN-CLAUDE. – (il chantonne avec la radio) Ma cravate... Ma cravate…

A la radio :

Saint enfant, doux agneau !

Qu'il est grand ! Qu'il est beau !

Entendez résonner les pipeaux

Des bergers conduisant leurs troupeaux

Vers son humble berceau !

Vers son humble berceau !

JEAN-CLAUDE. – (idem) C'est toi, Véronique, qui me l'a offerte. Je veux te faire honneur. C’est le seul jour où je peux la mettre. Ma sœur, ma cravate. C’est Noël… C’est chaque année... c’est la même scène... c’est la même histoire... Toujours... toujours la même histoire… ces petites étables qui se construisent dans chaque village. Le bœuf et l'âne sont tranquilles, ils soufflent sur le vide, sur le rien, et ça ne dérange personne, c'est du souffle animal, de l'air, du gaz carbonique, rien de plus ! Le petit Jésus n'est pas encore là et Joseph et Marie peuvent faire ce qu'ils veulent. Dans l’étable vide, avec juste un peu de paille pour dormir, Joseph dit : Tu n'as pas trop chaud avec ta longue robe bleue, et ce voile ? Montre-moi tes cheveux. Rien qu'à les toucher, je suis électrisé. Et Marie dit : Joseph, oh Joseph… Oh ! Joseph ! Et ils se roulent des pelles dans la paille. En tout bien tout honneur, bien sûr, bien sûr. Ils en profitent tant que le monde est sans messie. Mais non, voilà qu'arrive le 24, voilà qu'arrive l'espoir... Non, pas l'inquiétude, l'espoir ! L’espoir, mais, aussi, la perte de la tranquillité. Elle lui a dit, sainte Anne à Marie, sa fille : « quand on a des enfants, on n’est plus jamais tranquille. » Rien n’y a fait. Marie, elle voulait le garder, le fils de l’autre. Et Joseph, il était d’accord. Alors ! Tant pis pour eux ! Juste avant minuit, L'âne brait pour un rien, pour un chat qui passe, le bœuf broute de travers, l'œil éteint. Ils ont le trac. C'est que leurs poumons vont devoir bientôt s'emplir des molécules divines de l'enfant à naître. Et les molécules divines ne sont pas inoffensives pour qui n´a rien connu d'autre que l'air froid dans la pâture, les vapeurs de fumier chaud dans l'étable. Le souffle divin, ça va leur brûler les alvéoles, ça leur transformera la cage thoracique en chaudière à gaz. Faudra que ça chauffe pour l'enfant qui sera pondu par la sainte matrice, l’enfant nu et lisse, sur son simple lit de paille.

C’est Noël… C’est chaque année... c’est la même scène... c’est la même histoire... Toujours... toujours la même histoire… Toujours chercher ma cravate… ma cravate avec…

Radio :

 

Noël, Noël, nous venons du ciel

T'apporter ce que tu désires

Car le Bon Dieu au fond du ciel bleu

Est chagrin lorsque tu soupires

Veux-tu le bel encensoir d'or

Ou la rose éclose en couronne

Veux-tu la robe où bien encore

Un collier où l'argent fleuronne

Veux-tu des fruits du Paradis

Ou du blé des célestes granges

Ou comme les bergers jadis

Veux-tu voir Jésus dans ses langes

Noël, Noël, retournez au ciel

JEAN-CLAUDE. – Un soir par an, un soir avec maman. Tout un long soir pour manger la bonne grosse dinde farcie, pour boire du champagne, et encore du champagne, pour déguster la bonne bûche à la crème au beurre goût moka, de longues minutes rien qu’à sucer le petit Jésus en sucre rose jusqu’à ce qu’il disparaisse dans ma bouche. Toujours pour moi, le petit Jésus !

 

A la radio :

 

Noël c'est l'amour

Viens chanter toi mon frère

Noël c'est l'amour

C'est un cœur éternel

La voix de ma mère,

Sa voix familière

Chantait douce et claire

Un enfant est né

La voix de ma mère

Amour et prière

La voix de ma mère

Qui m'a tant donné

 

Le téléphone sonne.

JEAN-CLAUDE. - Maman... Oui... Non... Non, non, maman. La ligne est mauvaise. Non, maman, tout va bien. C'est le téléphone, il déraille. Parle plus fort. Qu'est-ce qui se passe ? Ta carte de banque ? Elle doit être dans ton sac comme d'habitude. Ton sac ? Il doit être sur la chaise, comme d'habitude ? Mais si ! Mais non ! Regarde encore ! Non, tu ne dois pas faire de course, maman. Je m'occupe de tout. Non, le frigo n'est pas vide. Oui, maman, je vais venir. Oui, c'est ce soir. Non, ce n’est pas Pâques. Pâques, c'est en avril. On est en décembre, le 24 décembre. Maman, j’arrive dans une petite heure et on va tout préparer ensemble. Arrête de t'en faire comme ça, maman. Ton sac ? Ton sac, s'il n’est pas sur la chaise, il doit être dans ta chambre. Oui, dans ta chambre. T'es allée voir dans ta chambre ? Non... tu ne me dérange pas, maman. Va voir dans ta chambre. Oui, dans ta chambre. A tout à l'heure. Oui, oui... Oui ? Les Carpates ? Les Carpates ? Ah oui, oui, oui ! Maman, les Carpates, c'est... Maman ? Maman ? (Elle a raccroché) Ça ne s'arrange pas, pfffff. Dès qu’on change ses petites habitudes, elle est perdue, ma pauvre mère.

 

JEAN-CLAUDE. - Mes sœurs pourraient… Mon frère pourrait… Ce n’est pas de leur faute si... s’ils ne… s’ils ne sont pas… C’est comme ça. Pour le réveillon, c’est toujours moi qui m’assieds à côté de maman. C’est normal, je suis l’aîné. Ce n’est pas grave si le repas est tiède parce que le four n'a plus d'âge... Ce qui compte, c'est qu'on se retrouve tous, tous, maman et moi. Ça lui fait de la stimulation. C’est important, pour elle, la stimulation. Elle voit du monde. Elle voit que tous, et moi, nous l'aimons. Qui ne serait pas perdu le jour de Noël ?

 

Le téléphone sonne.

Ta carte de banque ? Mais non, maman, elle n'est pas perdue, elle est certainement dans ton sac, oui, ton sac dans ta chambre, oui, maman. T’angoisse pas pour ça. De toute façon, il y a toujours quelqu'un qui fait les courses pour toi. Si, maman, si si. Tous les jours, le service social t'apporte un repas, oui maman. Je vais bientôt arriver pour préparer la table. C'est Noël ce soir. Oui, oui, Noël. Non, Pâques, c'est en avril. Maman, panique pas, les courses sont déjà faites. Va dans la cuisine... Tu y es ? Ouvre le frigo. Vas-y... Et n'aie pas peur de ce que tu vas y découvrir... Ouvre... Ouvre... Tu la vois... la dinde, la grosse dinde... Maman ? Maman ? Tu es toujours là ? Non, maman, ce n’est pas pour toi toute seule... C'est pour nous tous, tous, toi et moi. Ben oui, quoi, toute la famille… Alors, maintenant, tu vas quitter la cuisine. Tu oublies ce frigo, tu oublies ce monstrueux volatile déplumé, et tu montes l'escalier. Tu y es ? Tiens-toi bien à la rampe. Ça va aller... Encore une marche... Voilà ! La première porte à gauche, la salle de bain. Tu vas prendre une bonne et longue, longue douche. Non, ce n’est pas pour toi toute seule. C'est pour tout le monde. Ben oui… tout le monde... tous… toi et moi. C'est Noël. Déshabille-toi, maman. Mais, pour la douche, maman. Tu ne vas pas prendre une douche toute habillée. Si, si, qu'il faut prendre une douche ! Fais-toi jolie pour la fête de ce soir. Si, si, maman, c'est Noël, ce soir. Non, non, ce n’est pas Pâques, c'est Noël. Mais, oui, maman ! Toi, moi, et les autres… Tous… Attention ! Pas glisser ! Ce serait peut-être mieux que tu déposes le téléphone maintenant. Voilà... Bonne douche, maman ! Après, tu iras mettre ta plus belle robe pour la fête. Comment ? Les gnous ? Les genoux, maman, les genoux, pas les gnous. Ça va aller maman ? C'est la tête. (se reprend) C’est la fête ! C’est la fête, maman, la fête ! (il raccroche)

(se souvient) Je sais, je sais ! Chez maman, c’est chez maman que je l’ai oubliée, chez maman, au dernier Noël ! Qui cherche trouve, mais pas tout de suite, pas tout de suite.

Il s'apprête à sortir, mais revient, fou de joie, saute en l’air comme un petit garçon.

C’est Noël ! Les rues toutes illuminées grouillent de monde, les femmes sont toutes enguirlandées, les enfants regardent les vitrines des magasins, ils ont des petites lucioles dans les yeux, les pères Noëls sont partout, les jouets, les bonbons pleuvent, les rues chantent, la neige floconne, les ennemis se serrent la main, les soldats sortent de leur tranchée, c’est la trêve, c’est un rêve, les cœurs sont joyeux. Ça recommence, ça recommence, la naissance. Il revient, il n’est plus mort, il naît encore, il ramène la lumière, les strass, les fourreaux en lamé, les brillants dans les cheveux, moi, Nanou, tout le monde est de bonne humeur, on se prend tous en photos. Moi, Nanou, tout le monde danse. Maman a l’air si heureuse. Chaque année, on la mitraille. On se dit que ce sera peut-être la dernière fois. On garde les meilleures. Un jour, on en choisira une, la plus belle, pour la mettre sur sa tombe. C’est toujours les plus belles photos, celles qu’on prend à Noël, moi, Nanou, on a tous l’air si heureux. Mais, non, cette année encore maman n’est toujours pas morte, cette année ça va recommencer. Nanou, avec moi, avec nous, fidèle au poste. Nanou ne me, ne nous quittera pas de sitôt. La tête est partie, le corps restera, restera longtemps. La ronde des cadeaux continuera encore cette année, et les autres, encore et encore. Les cadeaux ? Les cadeaux, oh oui, les cadeaux ! Où sont les cadeaux ?

                                                        3-

Deuxième station, la face de NANOU

La famille « virtuelle » apparaît derrière un rideau translucide (ou un écran vidéo,...). La radio diffuse des chants de Noël. On les entend parler tous en même temps, on peine à distinguer le sens des mots, émerge de temps à autre une phrase plus compréhensible. Nanou est assise dans un fauteuil, ses lèvres bougent comme si les phrases entendues sortaient de sa bouche. Les voix ressemblent toutes à celle de Jean-Claude.

 

- Tu trouves qu'on en aura assez ?

- Le mazout a encore augmenté.

- De toute façon, moi, je n'ai pas très faim.

- Trois mille litres déjà, et l'hiver n'est pas fini.

- Le champagne était meilleur l'année passée.

- Je n’aurais jamais osé dire ça à ma mère...

- Tu n’as jamais pensé au photovoltaïque ?

- Moi, je préfère la bière.

- Et l'école, ça va ?

- Trois bouteilles, c’est un peu juste, non ?

- Moi, j'aurais bien aimé, mais j'aurais pris une dérouillée, j'te dis pas.

- Il n'en fout pas une.

- Quand on me cherche, on me trouve ...

- Le champagne, ça me fait pétiller.

- Ça te va bien...

- Toujours au chômage ?

- Elle est comique ta cravate.

- J'aime bien ta nouvelle coloration.

- C'est ta mère qui me l'a offerte.

- C’est la génération d’aujourd’hui. C’est comme ça.

- Moi, j'ai envie d'essayer une permanente.

- Comment veux-tu les motiver !

- Le problème avec une "grosse" cylindrée c'est que le moteur ne peut pas tourner très vite.

- Tu sors toujours avec Michael ?

- Le cul dans le beurre, c’est ça le problème.

- C’est auburn ?

- Tout compte fait, les moteurs moins puissants ont une reprise plus franche,    

ils vibrent moins.

- Ce connard ! Ça fait longtemps que je l'ai plaqué.

- Vous faites quoi au Nouvel an ?

- Travailler, mais pour quoi faire, pour quoi faire ?

- Vous faites quoi au Carnaval ?

- Dans le nouveau modèle, tu peux même te faire un expresso.

- Vous faites quoi à Pâques ?

- Si ça continue, je vais changer de bord. Ras le bol des mecs pas fiables.

- Vous faites quoi pendant les vacances d'été ?

- N’empêche, ce ne sera pas facile pour eux.

- C’est la crise !

                                                                                                        

Nanou ne se sent pas bien. Elle place un torchon sur son visage. Quand elle le retire, son visage, jeune, est imprimé dessus.

NANOU. - Regardez, comme il est encore beau mon visage.

Elle montre le tissu où s'est imprimée son image "jeune". La radio qui diffusait de la musique annonce que le compte à rebours va commencer bientôt. Jean-Claude vient auprès de Nanou.

 

JEAN –CLAUDE. – (il se fait la conversation) Maman a raison. Il faut la regarder. Plus personne ne la regarde. Elle est encore bien pour son âge. Regardez comme elle est bien coiffée aujourd’hui. Nanou a mis sa plus belle robe pour moi, pour nous. Mets-toi debout, maman. Tourne-toi, maman, montre comme tu t’es faite belle, encore, encore, tourne, tourne. (elle tangue) Là, là… Attention ! Voyez comme elle brille, comme elle est gracieuse, comme elle est fraîche encore. Nanou, c’est notre soleil à nous, à moi ! (Il semble revenir à lui)Bonne nouvelle, après la cuisinière et le lave-vaisselle, le frigo vient de rendre l'âme.Je m’en occupe, je m’en occupe. Maman, tu peux te rasseoir. Et vous, regardez notre belle Nanou !

                                

                                                                       -4-

La transfiguration de NANOU

(Nanou chantonne)

"Mon truc en plumes

Plumes de zoiseaux

De z'animaux

Mon truc en plumes

C'est très malin

Rien dans les mains

Tout dans l'coup d'reins"

Elle monte sur la table et danse le French cancan.

 

C'est de l'art, c'est sublime, la beauté féminine à l'état pur. Faut pas croire, elles sont correctes, ces filles, ce n’est pas des prostituées, ce sont des grandes dames.

"Mon truc en plumes

Rien qu'en passant

Ça fouette le sang

Mon truc en plumes

Ça vous caresse

Avec ivresse

Tout en finesse"

Derrière l'écran, on pourrait apercevoir une ombre qui la rattrape au dernier moment avant qu'elle ne tombe, l'accompagnant dans ses mouvements.

 

Ah ! Si j'avais pu... Moi aussi... J'aurais descendu le grand escalier...

Le grand escalier... avec mes hauts talons dorés, mes jambes fuselées, une corolle de plumes roses dans le dos...

 

"Moi je vis d'ma plume

Et je plume

Le bitume

Et c'est au clair de la lune

Que j'allume les Pierrots"

 

Plus belle encore que La Goulue, que Grille d’Égout, que Sauterelle, que Nini patte en l’air, que la Môme Fromage, la Môme Cri-Cri et Demi Siphon

Elle tente un grand écart très périlleux.

 

Demi Siphon, elle est morte en faisant le grand écart. Quelle mort sublime ! Morte en service.

J'aurais été une femme-oiseau, une sirène aux seins brillants, des faux-cils en diamants...

Ils m'auraient tous acclamée : "Jaja, la tornade, Jaja la tornade" !

 

Au premier chant du coq, elle descend de la table et redevient transparente.

 

                                                       

 

 

 

 

 

 

                                                          

                                                        -5-

Troisième station, NANOU est chargée de lumière

C'est l'heure des blagues. Ils les commencent mais ne les achèvent pas. Voix de Jean-Claude pour toutes les voix.

- C'est une fille qui dit à sa mère : Maman, je suis enceinte. Mais ma fille, où avais-tu la tête ?

- Après 20 années, trois copains se retrouvent. Le premier dit : Ma femme a une taille de guêpe.

- Une maîtresse de maternelle demande à ses élèves de quoi ils rêvent. Un petit garçon lève le doigt et dit.

- Ya un mec il va chez le médecin, et ce dernier lui dit : j'ai une bonne et une mauvaise nouvelle.

- Qu'est-ce qu'un Belge avec une hache dans un champ de maïs ?

- Comment appelle-t-on un boomerang qui ne revient pas ?

- Qu'est-ce qui a 40 boules et rend les vieilles dames folles d'excitation?

              - Monsieur et madame Dilpleu ont un fils. Comment s'appelle-t-il?

- Toto demande à son père : Papa, est-ce que je pourrai avoir 2 euros s’il te plait ? C’est pour qui ? demande son père.

- Quel est le point commun entre les alpinistes et les hommes qui épousent des blondes ?

- Pourquoi les belges vont au toilettes avec du pain ???

- Un prêtre discute avec son ami rabbin : J'ai un bon plan pour manger gratuit. A oui ! Donne-moi ton truc !

- Melon et Melèche sont à la pêche. Melon pêche la truite et Melèche.

- On ne dit pas "Je tripote" mais.

- C'est l'histoire du jésuite qui.

- Vous connaissez la différence entre une chèvre et un chou ?

- Vous savez pourquoi les flamands nagent toujours sur les bords ?

- C'est une blonde, une rousse et une brune qui montent au paradis.

- C'est un gars qui rentre dans un bar et qui crie.

- Jean demande à Toto : "Comment s'appelle la mère du phoque ?"

- C'est Fou, Rien et Personne qui sont sur un bateau...

- Pourquoi Napoléon Bonaparte n'a-t-il jamais déménagé ?

- C'est un arabe qui cherche sa femme sur un marché, il rencontre un français qui lui aussi…

A la radio, le compte à rebours est commencé. Nanou se plante au milieu du salon et attend. Jean-Claude la décore avec des boules et des guirlandes.

 

NANOU. - Oh ! Toi, mon Jean-Claude, t'es arrivé en siège. J'peux te dire que ça ne faisait pas du bien, t'as toujours eu le derrière plus gros que la tête. Pour un premier, c'était un fameux. On m'a mise sous perfusion, j’étais déchirée, j'avais perdu tant de sang... C'est comme l'accouchement de ma grand-mère, je t'ai déjà raconté l'accouchement de mémère

Lucienne ? Le médecin, il n'y connaissait rien, le sang pissait et passait sous la porte, tu te rends compte, sous la porte ! Ça commençait à faire une petite rigole dans la rue... Elle a failli y passer, ça !

Jean-Claude fait la voix de la suite tandis que Nanou articule.

 

Toi, Véronique, tu ne voulais pas venir, tu étais bien, tu n’avais pas envie de voir le monde, tu voulais rester dans ta cachette. Ah là là. Le docteur a dû te provoquer. Ça faisait mal ! Les pires contractions de ma vie. Tu étais déjà toute bleue. Il était temps. Ah ça ! On a eu peur pour toi. Ça, oui !

Toi, Richard, je me souviens, tu n’arrêtais pas de gigoter, tu me donnais des coups. On voyait les bosses de tes petits poings sur mon ventre. Quand tu es sorti, le gynécologue t'a serré la main en te souhaitant la bienvenue, c'était un original, ce médecin-là.

Toi, ma Mercédès, tu es née dans le taxi juste au moment où on arrivait à l'hôpital. Le travail était fait ! Tu as toujours été pressée, Mercédès, c'est vrai, ça.

Ma Cathy, tu étais un tout petit bébé, un petit bébé pas prévu au programme, le dernier, un cadeau du ciel. Un cadeau difficile, tu pleurais beaucoup.  

Ah ! Et ces montées de lait douloureuses ! Et ces nuits chamboulées. Et vos varicelles, vos diphtéries, vos impétigos, vos rubéoles, vos oreillons, et les bronchites, les angines, et les végétations, les amygdales, et les ongles incarnés, et les plaies, les bosses, les eczémas, les chagrins,… des années d’infirmerie.

La voix de Nanou revient.

 

On devrait pouvoir être enceinte tout le temps, à la fin ce ne serait que du vent, des bébés de vent et on recommencerait, on mettrait au monde des petits anges transparents. Ils voleraient là, autour de nous, ils se poseraient sur notre épaule, ils veilleraient sur leurs vieux parents.

Voix de Jean-Claude, Nanou articule.

 

Et vous, mes petits-enfants, comme vous êtes devenus grands. Je ne vous comprends plus... ça va trop vite... Comme le monde a changé. Venez tous faire un gros câlin avec votre Nanou ! Les câlins, ça ne se démodera jamais.

A la fin de la scène, la grand-mère s'allume et se met à clignoter. Tous les cadeaux sont à ses pieds.

 

 

 

 

                                                        -6-

Quatrième station, le couronnement de NANOU

On entend un déballage de cadeaux, c'est difficile, on tire sur les ficelles, on déchire, découpe,... Jean-Claude, seul, se fait les questions-réponses.

 

"La cuisine pour les nuls" ? C’est maman qui t’a dit que… je… Non ?

C’est utile, ben oui, oui… ça, oui…Oh ! Dis ! T'as pas pensé à ma ligne !

Ah… Ah ! Une nouvelle brosse… Comme l'an dernier... Ah, non, non, celle-ci est raccordée à un tuyau d'arrosage… C’est ingénieux... C’est bien pensé… Merci, p'tite sœur !Les nouveaux balais brossent mieux...

C'est utile, une brosse, oui, oui, c’est toujours utile.

Oh, Richard, un porte clé crotte de chien. Comme c’est original ! Je te reconnais bien là. Quel goût… de chiotte tu as ! Ah ah ah ! Je rigole, je rigole ! Ben, oui, c’est utile quand même, pour pas perdre ses clés. Une crotte comme ça, ça attire l’attention, ça passe pas inaperçu. On est certain de les retrouver à chaque coup. C’est quoi cette odeur ?

Oui… Cathy… Un cadeau ? Un cadeau pour moi ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que… Qu’est-ce que c’est ?

Un présentoir à saucisson en forme de cochon… Un présentoir à… J’aurais jamais imaginé que ça existe… ça… un présentoir pour le saucisson. Fallait pas ! Fallait pas !

C’est utile. Oui, c’est vrai. Ça oui, c’est…

Oh ! Mercédès. Un aiguiseur électrique. Magnifique ! Magnifique ! Comment ça marche ?

Oh, ma petite puce, qu'est-ce que c'est ? Une coquille d'huitre... C'est toi qui l'as peinte ? C’est… C’est gentil ! Ah oui, c’est utile, aussi, ça, être gentil avec les autres. C’est l’intention qui compte, n’est-ce pas ?

Un chat qui chante comme Céline Dion ? C’est…                               

Un poster de coucher de soleil avec le dauphin qui plonge… c’est…

La reine d’Angleterre photovoltaïque qui dit agite la main… C’est…

Des tongs décapsuleur de bière… C’est…

Un kit main libre pour manger un burger… C’est…

Un nécessaire de boxe gonflable… C’est…

Un parachute à bouchon de champagne… C’est…

Un parfum senteur anus de garçon… T’es un comique, toi !

C’est utile… le comique… ? Oh oui, c’est utile, aussi, le comique !

Et ce n’est pas fini ! Un gant chauffant à dégivrer le pare-brise ! Avec de la microfibre ? Merci ! Merci !

Oui, oui, oui, oui, ça oui, tout ça, c’est fort, fort utile ! Que ferait-on sans toute ces choses, dites-moi ? Oui, que ferait-on ? Que serions-nous sans toutes ces choses ? Dites-le, dites-le ?

              Fallait pas ! Fallait pas ! Fallait pas ! C’est trop ! C’est trop !

              C’est le plus beau Noël de ma vie !

La guirlande lumineuse de la mère faiblit. Jean-Claude vient lui déposer une couronne sur la tête. Le coq chante une deuxième fois.

                                                         

                                                         -7-

NANOU console Jésus

Jésus sort de la crèche.

 

JESUS. - Sent trop mauvais, la vache. Ça pique la paille. C'est qui tous ces

gens ? C'est pour qui, la fête ?

Il manipule des cadeaux.

 

C'est quoi ? Ça sert à quoi ? C'est pourquoi faire ? C'est pas beau. Oh ! C'est cassé !

Il s'adresse aux convives virtuels.

 

T'as quel âge ? Tu t'appelles comment ? Pourquoi ton pantalon il a des trous ? C'est quoi ce truc dans ta poche qui fait du bruit ? Pourquoi t'as un anneau dans le nez ? Ça fait mal ? Moi aussi je pourrai en avoir un ? C’est quoi ce truc rouge autour de ton cou ? Une cravate ? Ça sert à quoi, une cravate ? T’es jolie, ta robe brille. Pourquoi tes ongles sont bleus ? Pourquoi vous dites rien ? Pourquoi vous répondez pas ? Pourquoi vous me regardez pas ? Pourquoi vous êtes vides ? Pourquoi ?

Il se met à pleurer, Nanou le prend sur ses genoux.

 

NANOU. - Mais qu'est-ce que tu fais-là, toi ? Tu es perdu ? C'est qui ta maman ?

JESUS. - Personne me parle, personne veut jouer avec moi.

NANOU. – Tu vois bien qu'ils sont tous occupés avec leurs cadeaux. A quoi veux-tu jouer, mon petit bonhomme ?

JESUS. - Je veux jouer aux clous.

NANOU. - En voilà un jeu pour un petit garçon ! Tu n’as pas l’âge pour jouer aux clous. Tu es trop petit. Tu vas te blesser.

JESUS. - J'ai faim !

NANOU. - Prends un bout de bûche, il en reste.

JESUS. - C'est pas bon !

NANOU. - Quand on a faim, on mange de tout.

JESUS. - Tu sais très bien que le fils de Dieu ne mange pas de nourritures terrestres. Le fils de Dieu est allergique au lait, au gluten, aux œufs, au sucre, à tout ce qui pousse et qui nait sur la terre. Rien que d'y penser ça me fait des boutons partout, ça gratte, ça gratte !                     

NANOU. - Mon Dieu, mais arrête de te gratter, ça va te laisser de vilaines marques.                      

JESUS. - Donne-moi quelque chose alors, n'importe quoi, pour m'occuper les mains, vite, ça gratte trop, trop !                  

NANOU. - Tu veux un jouet ? A ton âge, mon Jean-Claude, il jouait aux osselets.

Nanou cherche quelque chose. Elle fouille dans les cadeaux. Elle ne comprend rien aux objets qu’elle trouve. Jésus ramasse une console. Il regarde l'objet, le palpe, le goûte, l'écoute. En peu de temps, il trouve le moyen d'y jouer et ne dit plus rien, complètement absorbé.

 

  JESUS. - Yes ! Ils l'ont !

  NANOU. - Qu'est-ce que tu fais avec ce téléphone ?

JESUS. - C'est pas un téléphone.

NANOU. - C'est quoi, ce téléphone ?

JESUS. - C'est pas un téléphone, je te dis, t'es sourde ou quoi ! C'est une console.

              NANOU. – Une console… Ça sert à quoi ?

JESUS. - A jouer, tiens !

NANOU. - Qu’est-ce qu’ils ne vont pas inventer de nos jours.

JESUS. - …

NANOU. - Je peux regarder ?

JESUS. - …

NANOU. - C'est quoi ces petits bonshommes rouges ?

JESUS. - C'est les méchants, faut les buter avant qu'ils attrapent le gentil ?

NANOU. - Le gentil ? Le petit bonhomme tout nu là ? Le petit bonhomme, c'est le seul gentil contre tous ces méchants ?

NANOU. – Ben, oui !

NANOU. - Et... tu... les "butes" avec quoi ?

JESUS. - Je peux acheter des armes : la foudre, les pousser dans le vide, les transformer en pierre, les engloutir dans la mer, faire cracher un volcan, foutre le feu à leur ville,...

NANOU. - Il est vraiment fort, ton gentil. Et les méchants, ils "butent" avec quoi ?

  JESUS. - Ils ont des épées, des lances, des couronnes d'épines, des fouets    

avec des crochets au bout.

NANOU. - Ça me paraît bien dérisoire en face de l'éruption du volcan, de l'incendie, du raz-de-marée,...

JESUS. - Mais, non, regarde dans le coin-là, eux, ils ont les clous ?

NANOU. - Les clous ?

JESUS. - Les méchants ont droit à 50 clous. S'ils ratent, ils ont perdu, et le gentil a gagné. Le gentil, il n'a plus qu'un point de vie. Les méchants, ils en ont encore plein.

NANOU. – Ce n’est pas juste, ça !

JESUS. - C'est parce qu'il est plus fort que les autres. Il est avantagé.

NANOU. - Alors, il va gagner.

JESUS. - Putain, ils l'ont eu ! Ils vont le crucifier.

NANOU. – Ce n’est pas possible, tu ne m'as pas dit que c'était lui le plus

fort ?

JESUS. - C'est pas parce qu'on est fort qu'on sait se battre. De toute façon, ils peuvent le tuer, il a une défense secrète.

NANOU. - Une défense secrète ?

JESUS. - Il peut ressusciter une fois, une seule. Il est cloué, regarde, ils n'ont même pas pris tous les clous.

NANOU. - Il va mourir alors ?

JESUS. – Pas sûr, il a encore un bonus ultime : il peut appeler son père. Et quand son père veut bien jouer ça fait beaucoup de dégât pour les méchants.

NANOU. – Il appelle son père comment ? Avec un téléphone ?

JESUS. - Non, tu es une obsédée du téléphone ou quoi. Il l’appelle en criant. Comme ça (il crie) : « Eli, Eli Lama Sabacthani ? » (il traduit)

« Père, père, pourquoi m’as-tu abandonné ? »

Mais, son père, il est sourd, comme toi. Il entend pas, surtout quand c'est grave. Il laisse faire les méchants.

NANOU. – Ce n'est pas juste, il n'aime donc pas son fils ?

JESUS. - C'est que ça rapporte, les crucifixions. Ça lui fait un fameux coup de pub, à Dieu. Ça lui donne beaucoup de points croyance en plus. Avec une crucifixion, il en a encore pour plus de deux mille ans à faire parler de lui.

NANOU. - Et, toi, tu es du côté du gentil, je suppose ?

JESUS. - Je suis obligé, mais je préfèrerais jouer avec les méchants, c'est plus cool, ils se « fightent » plus. Le gentil, il manque d'action, il se laisse faire. Il est trop passif.

NANOU. - J'avoue que je ne te comprends pas bien ?

JESUS. - T'es trop vieille pour comprendre. D'ailleurs, toi, t'as plus de points de vie, tu vas mourir tout à l'heure. Et t'as même pas de bonus ultime. Toi, tu vas mourir tout à l'heure.

NANOU. - Comme tu es méchant !

JESUS. – Je suis pas méchant, c'est comme ça, c’est la vie, tu vas mourir tout à l'heure.

NANOU. - Mon petit, il serait peut-être temps de rentrer chez tes parents. D’après ce que j’ai compris, ton père serait un étranger ? Dans quelle langue parlais-tu tout à l’heure ?

JESUS. – En araméen, tiens !

NANOU. - Seriez-vous des illégaux, des sans-papiers ?            

JESUS. – Arrête de déconner. C'est pas mes vrais parents.                                                                    

NANOU. - Ils ne sont pas gentils avec toi ?                                               

JESUS. - J'ai pas dit ça.                                                                                  

NANOU. - Qu'est-ce qu'elle fait ta maman ?        

JESUS. - Elle prie.                                                                                                            NANOU. - Elle doit bien faire autre chose pour gagner sa vie ? Les mères d'aujourd'hui sont fort occupées, ma foi. De mon temps, un seul salaire pouvait suffire.                                                      

JESUS. - Non, mon vrai père l'a engagée pour prier à temps plein.                         NANOU. - Ta maman, ce serait, comme qui dirait, la bonne de ton père, alors ? Tu es un enfant illégitime, c'est bien ça ?                                                                                            

Un téléphone se met à vibrer. Jésus va le chercher dans le tas des cadeaux.

    

JESUS. - Merde ! Y peut pas me laisser tranquille, çui-là !                     

Jésus se met à fouiller dans le tas de cadeaux et en sort une panoplie de magicien. Quand il met la cape sur les épaules et le chapeau, il ressemble à une sorte de Harry Potter mâtiné de Zorro, des fumigènes sortent de partout et l'éclairage devient très "show business".

NANOU. - Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qui se passe ? Tu as touché à quelque chose qu'il ne fallait pas ? Au feu ! Au feu !

JESUS. - La ferme, la vieille ! Mon père veut que je répète mes sorts. Si je le fais pas, je vais encore me faire engueuler.

NANOU. - Il est bien sévère ton papa. Et, tu aimes ça, la magie ?

JESUS. – Silence, l’ancêtre ! Regarde-moi.

 

Il jongle avec les boules de Noël qu'il va chercher sur Nanou. Il les fait disparaître. Il hypnotise Nanou.

 

JESUS. - Regarde-moi... dans les yeux... tes paupières sont lourdes, lourdes... Tu vas te lever maintenant... Lève-toi, marche... Danse... Chante...

 

Nanou danse le french cancan, chante des vieilles chansons réalistes.

JESUS. - Assieds-toi. Quand tu ouvriras les yeux, tu ne te souviendras de rien. Tu te réveilleras quand je sifflerai.

 

Il siffle, Nanou revient à elle comme si de rien n'était.

 

NANOU. - Ton papa ne serait pas imprésario, par hasard ?

JESUS. - On pourrait dire comme ça, ouais. Je vais avoir besoin de toi pour le prochain numéro. Tu es prête ?

NANOU. - Si ça peut t'aider, pourquoi pas. Tu es un drôle de petit garçon, tu sais ?

JESUS. - Je ne suis pas petit, je suis vieux comme le monde.

NANOU. - Mais, moi, je ne vois là qu'un petit garçon, comme mes petits-enfants.

JESUS. - Fallait bien s'incarner en quelque chose du genre pour pas vous faire trop peur.

NANOU. – Laisse-moi rire… Un si joli petit bonhomme faire peur aux grandes personnes.

JESUS. - Je vais te dire : si, toi, tu regardes mon père, tu meurs tout de suite, tu pars en flammes, pouf !

NANOU. - Mais, ton père, c'est qui finalement ? Il n'a pas l'air commode.

JESUS. - C'est moi.

NANOU. - Je sais que je perds la boule, mais là, toi, tu me prends pour une imbécile, non ?

JESUS. - Bon, tu m'aides ?

NANOU. - Qu'est-ce que je dois faire ?

JESUS. - Tu m'attaches sur la croix, là, et tu fais des bons nœuds bien serrés.

NANOU. - Tu es certain que ce n'est pas dangereux ?

JESUS. - T'inquiètes, c’est qu'un exercice. Le vrai tour, on le fera plus tard, avec des clous.

NANOU. - Mon Dieu !

JESUS. - Oui ?

NANOU. - Comme c'est étrange.

JESUS. - Alors, ça vient !

NANOU. – Il ne faudrait pas que ça empêche ton sang de circuler.

JESUS. - Serre ! Serre, je te dis !

NANOU. - Voilà, voilà !

 

Jésus est attaché sur la croix. Il prononce quelques phrases magiques : "par saint Merlin, Houdini, par saint Méliès, saint Majax, saint Copperfield, saint Garcimore chassez ces liens de mort". Les cordes se sont détachées et il se libère. Nanou applaudit.

 

NANOU. - Magnifique ! Magnifique ! Tu m'inviteras quand ce sera le grand jour ?

JESUS. - Mon père a déjà prévu la date : 1er avril 33.

NANOU. - Je vois, je vois... Encore une famille moderne... Et ta maman, où est donc ta maman ?

JESUS. - Elle est là, dans la cabane. Elle prie. Elle prie tout le temps. J'en ai marre.

NANOU. – Tu ne dois pas dire des choses comme ça de ta petite maman. C'est bien de prier, de croire en quelque chose. Mon pauvre garçon, tu n'as pas de vraie maison, tes parents habitent dans la cabane ?

  JESUS. - Moi, j'veux pas prier, j'veux m'en aller de la cabane. Je veux me  

battre avec les autres.

NANOU. - Où est ton papa?

JESUS. - C'est pas mon vrai père !

NANOU. - En attendant, je vais te rendre à ta mère, moi. Elle doit se faire du mouron pour toi. (elle le ramène à la crèche) Voilà ! Madame, je vous le rends. Madame, madame ! Excusez-moi de vous déranger pendant votre méditation. Votre petit s'était sauvé. Faudrait faire attention tout de même. Y'a pas idée de laisser un si petit garçon sans surveillance.

 

Elle le dépose dans la crèche, il hurle.

Pauvre gosse ! Quelle puanteur ! Un nid à microbes, cette cabane !

                  Elle se rassied et redevient transparente.

 

                                                        -8-

Jean Claude est bourré.

 

JEAN-CLAUDE. – (il fait les questions réponses) C’était une belle fête ! Un Noël blanc, hein, maman ! (il lui touche les cheveux). T’es contente ? Oui, Jean-Claude. Ils sont tous venus, et de loin, de très très loin. Même Mercédès, Mercédès toujours avec une heure de retard, mais venue quand même, n’est-ce pas Mercédès ? Oui, Jean-Claude. Et toi, Richard, toi, le courant d’air, celui qui ne fait que passer, toujours sur le départ, toujours des choses plus urgentes à faire que de venir embrasser ta mère. Oui, Jean-Claude, tu as raison, Jean-Claude, je devrais lever le pied. Toi, Véronique, l’indépendante, la photographe, la grande voyageuse. Toujours à nous mitrailler. Clic,clic, clic, clic ! Jamais à nous regarder. Oui, Jean-Claude, tu as raison. Toi, toi, Cathy, toi, ma préférée, ma petite sœur, toi, la coquette, toi, la plus belle. Tourne-toi, Cathy. Montre comme tu es belle, comme maman t’a bien réussie. Oh, Jean-Claude, arrête de dire des bêtises. Et vous, les jeunes, les jeunes qui me regardez en coin, l’air de dire « il débloque, il débloque tonton Jean-Claude. Mais, non, c’est pas vrai ! Vous, les jeunes, toujours à faire ce que ce magicien (montre la crèche) vous dit de faire. Toi, Pierre, le bâtisseur, la brique dans le ventre. Et vous, Marc, Luc et Matthieu, c’est pour quand ce roman « héroïc fantasy », comme vous dites, ce roman que vous avez commencé à écrire ensemble ? Un testament, vous dites ? Si jeunes et déjà un testament… Et toi, Jean, et toi, Jacques, le collectionneur de coquillages, toujours à courir sur les plages d’Espagne ? Toi, André, toujours fourré avec Simon ?  Et, Philippe ? Barthélémy ? Et Thomas, mon pauvre, toujours besoin de ces grosses lunettes pour y voir quelque chose ? Et toi, toi, Judas, Judas le distant. Tu es dans quel camp ? Celui de la famille ou celui des autres, les autres autour de nous, tous ces autres qui n’ont rien à voir avec nous, ces étrangers qui ne savent pas comment vit notre famille, qui n’y comprendraient rien, qui pourraient nous vouloir du mal ? (chant du coq) Tu ne dis rien, Judas ? Où tu vas ? Judas, reviens ! Reviens ! Judas ! Et toi, toi, Paul, Paul, le treizième, le plus gentil, celui que plus personne n’attendait, celui qui a décidé, tout-de-même, de venir nous rejoindre. Et vous voilà, maintenant, treize à la douzaine. Vous, les jeunes embrigadés, avez-vous seulement parlé à Nanou, lui avez-vous dit un petit mot gentil, à Nanou, vous êtes-vous intéressés à elle, lui avez-vous pris la main, l’avez-vous prise dans vos bras, simplement, comme ça ? Au lieu de (il fait mine d’envoyer des SMS). C’est Noël, tout de même, ce n’est pas trop vous demander, un petit peu d’amour, être là, simplement, là. Tu exagères toujours, tonton Jean-Claude. Etre là… Etre là…

Et toi, papa, toi qui est encore avec nous. Toi, papa, est-ce que tu ne trouves pas que c’était une belle fête de Noël ? La dinde était cuite à point, la bûche fondait dans la bouche, le champagne était frappé, les cadeaux parfaitement utiles, nous avons tous bien bu, nous nous sommes tous retrouvés autour de cette grande table (il montre une table minuscule).Une seule fois par an, papa, pour que tu reviennes parmi nous tous. Et toi, mémère Lucienne, et toi papy Gaston, et toi taty Jeanne, et vous tous, qui revenez de si loin, de si longtemps, Caroline, Yves, Thérèse, Catherine, Alfred, Léontine, Marcel, Maurice, Adrienne, Georgette, Amanda, Eric, Michel, Mimi, Yolande, Frédérique, Anatole, Elisa, François,… Tous, tous, vous êtes venus du bout du temps, vous étiez là, aussi, avec nous, présents.

Merci, merci à tous d’être venus pour notre Noël annuel. Nos portes rouvriront l’an prochain, même date, même heure. Nous sortirons la crèche de sa boîte, nous y mettrons de la paille fraîche, nous demanderons au fermier de nous prêter son âne et son bœuf, et si ce ne sont pas les mêmes, d’autres feront l’affaire. Et Jésus, qui fera Jésus l’an prochain ? Surprise ! Notre Nanou sera toujours là, quoiqu’il arrive. N’est-ce pas maman ? Oui, Jean-Claude. Nous la décorerons, nous la couvrirons de cadeaux. Nous devons tout à Nanou, tout, tout, tout. Avant Nanou, il n’y avait rien. Sans Nanou, nous ne serions rien, du vent, du sable, quelques grains de poussière dispersés par le vent du néant. Merci Nanou de nous avoir mis au monde. Même si c’est un foutu monde. Au revoir à tous, au revoir. Non, non, laissez, je rangerai tout. Vous avez une longue route à faire. Soyez prudents. Merci, merci pour tout, pour vous, pour les cadeaux, pour les blagues, pour tout, pour vous, pour vous.

Il remet des choses en place.

Au revoir, maman. J’espère que ça ne t’a pas fatiguée tout ce monde dans ton petit chez toi ?

NANOU. – (elle ne semble pas voir Jean-Claude, elle est au téléphone) Allo, Jean-Claude, je ne retrouve plus ma carte de banque. Dans mon sac ? Où est mon sac ? Je vais voir… Oui… oui … A tout à l’heure Jean-Claude !

                                                         -9-

La déploration

NANOU est seule, assise, elle ne dit rien pendant longtemps, elle regarde autour d'elle et soupire, semble même s'endormir, pique du nez, se reprend. Puis, se lève en se frottant la jambe et observe le crucifix.

NANOU. - Aïe aïe aïe ! La vieillerie, la vieillerie ! Vieux plancher (elle pousse ses pieds, glissant lentement sur le plancher), vieille casserole, vieille table, vieux chat, vieille mouche, vieille poussière, vieux Jésus... Jésus ! Jésus ! Qu'est-ce que tu me fais là ? Tu me tends la main, tu veux que je monte avec toi là-haut ? Oh ! Mais ça ne se fait pas, ça, dis ! Ça ne va pas, ça ne va pas, ça !

Ça ne va pas ma tête, ça ne va pas ma tête !

On dirait... On dirait... que... que... tu vas tomber ! Tomber ! On n'a jamais vu ça, un Jésus tombé sur un vieux carrelage, un Jésus tombé, un Jésus cassé, un Jésus dans la poubelle, un Jésus recyclé. Ah ben non, ah ben non !

Aïe aïe aïe, ma jambe, ma jambe...

Vieillerie ! Vieille chaise ! Ouh ! Je tourne ! Je tourne !

Elle s'assied sur la chaise, essoufflée, se calme, fais encore mine de s'endormir, se reprend, regarde à nouveau le crucifix.

 

Ah ! Mais c'est que c'est pire que tout à l'heure, tu vas finir par te casser vraiment la binette, toi ! Tu ne ferais pas ça quand même, me tomber dessus, par surprise, comme ça, pan, un coup du saint Esprit sur ma tête.

Ça ne va pas ma tête, ça ne va pas ma tête...

Vieillerie, vieillerie, vieille chaise.

Commence un balai comico-tragique où elle essaie de lever sa jambe à hauteur du siège pour arriver à monter sur la chaise, elle n'y arrive pas. Elle va alors chercher d'autres objets, livres, coussins, casseroles, pour échafauder une sorte d'escalier qui aboutit à la chaise. Elle chante.

 

Mon truc en plumes

Plumes de zoiseaux

De z'animaux

Mon truc en plumes

C'est très malin

Rien dans les mains

Tout dans l'coup d'reins

Ouh ! Ouh ! Non, non, non ! Redescends tout de suite, t'es folle, tu vas te casser la margoulette ! Non, non, non ! Faut pas faire ça !

Elle monte toute de même.

 

Faut pas ! Un faux pas et t'es bonne pour la casse, ça passe ou ça casse, ça casse et ça trépasse.

Tout en chantant, elle tend la main vers le bras décloué de Jésus. Arrive Jean-Claude.

 

JEAN-CLAUDE. - (comme pour lui-même)

Où est-ce que j'ai bien pu laisser cette satanée cravate ?

Maman ! C'est moi ! Maman ? Maman ! J’ai oublié ma cravate. Tu ne l’as pas vue ?

Il aperçoit sa mère en équilibre instable, chantant "mon truc en plumes". Il parle pour lui-même.

 

La démence, ils ont dit. La démence. Le démon qui entre en vous et qui vous ensorcelle, l'envers qui se met à l'endroit, l'endroit qui fait tout de travers. Ah ! Elle penche ! Elle penche. Maman, je vais reprendre les commandes, non, non, je ne veux pas t'empêcher de faire ce que tu veux dans ta maison, je sais que tu es dans ta maison, mais tu oublies que ton corps n'est plus tout à fait le tien, qu'il prend la malle, tout doucement, tout en tremblotant. Et si je tenais la chaise et que je te laissais faire. C'est risqué, ça. Oh, maman tangue, tangue maman, tangue maman. Allez, je navigue avec toi. On tangue tous les deux, on se laisse faire par le roulis. A gauche, à droite, devant, derrière, ooohhhh ! V'la que je délire aussi moi. Je plonge, je t'attrape, je te sors de là, je peux pas te laisser comme ça.

                  Mais... Mais... qu'est-ce que tu fous là-haut !

Elle continue de chanter "Mon truc en plumes".

JEAN-CLAUDE. - Maman, redescend tout de suite !

Elle fait mine de vouloir poser son pied dans le vide, tangue.

 

JEAN-CLAUDE. - Non ! Pas comme ça ! Attends ! J'arrive !

Il trébuche dans les objets qu'elle a déposés à terre.

Merde ! Qu'est-ce que c'est que ce bronx ? !

Maman, tu n'es pas dans ton état normal... Prends ma main, je vais t'aider à redescendre. Qu'est-ce qu'il a ce crucifix ? Pourquoi tu...

 

Elle continue de chanter. On entend le tonnerre au loin. Elle semble sortir de son état second.

 

NANOU. - Ah ! Jean-Claude, tu es là ? Viens un peu m'aider à attraper Jésus.

JEAN-CLAUDE. - Mais qu'est-ce qu'il t'a fait ce Jésus ?

NANOU. - Mon vieux Jésus, tu ne vois pas qu'il se décloue ?

JEAN-CLAUDE. - V'la aut' chose ! Jésus qui se décloue ! Et c'est pour ça que tu risques de te casser le cou, pour un vieux crucifix déglingué.

NANOU. - "Déglingué", comme tu y vas, toi ! C'est un bon crucifix, il ne nous a jamais fait de soucis. Ce n’est pas un de ces crucifix chinois, fait en série, tu sais, c'est un crucifix artisanal, fait dans un monastère dans la montagne, un solide, garanti à vie.

JEAN-CLAUDE. - (se moque) Ce doit être les clous. Les clous, ils ne les ont pas fait eux-mêmes, ce sont des clous chinois. C'est ça. Les chinois, ils n'y connaissent rien en clous de crucifix !

NANOU. – Ce n’est pas bien, pas bien du tout, de te moquer de ta mère.

JEAN-CLAUDE. - (continue) Bouddha, il n'a pas besoin de clous, lui... Tu te souviens de ce que disait papa ? (il aperçoit sa cravate sur une chaise et la prend). Ah, la voilà !

NANOU. - Papa, il ne croyait pas à toutes ces choses-là, les "bondieuseries", comme il disait.

JEAN-CLAUDE. - "Heureusement qu'il s'est pas noyé, le fils de Dieu, tu imagines ce que ça ferait un bocal au-dessus de chaque porte ?"

NANOU. - Ah ! Je n'aime pas quand tu parles comme ça, je n'aime pas que...

 

Elle tangue.

 

JEAN-CLAUDE - Maman, il faut absolument que tu descendes de là. Prends ma main, lâche celle de Jésus ! Bon dieu, maman, fais ce que je te dis, tu vas te casser la gueule !

NANOU - Comme tu es devenu vulgaire, Jacques ! On ne dit pas gueule, on dit...

JEAN-CLAUDE - Putain ! C'est pas le moment, maman, prends ma main !

Elle semble hésiter, équilibre instable entre l'un et l'autre.

 

JEAN-CLAUDE - Attends, j'arrive!

  Il est debout sur la même chaise que la mère, il la tient dans ses bras. Jeu  

avec la cravate pour l’empêcher de tomber.

NANOU. - Comme tu es devenu grand, mon pt'it garçon !

JEAN-CLAUDE. - Ma petite maman ! Ma petite maman ! Tu m'as fait peur.

NANOU. - Il est passé vite le temps ! Tu te souviens quand tu es tombé du toit du garage ?

JEAN-CLAUDE. - J'étais un casse-cou, oui, oui, je sais !

NANOU. – Tu avais les mains en sang, tu croyais que tu allais mourir !

JEAN-CLAUDE. - Oui, maman, à cause des clous des ardoises. Je sais... Je sais...

NANOU. - Tu voulais rien manger, t'étais maigre comme un fil. Tu as encore grossi, non ?

JEAN-CLAUDE. - Maman, c'est pas le moment, viens...

NANOU. – Jean-Claude, tu devrais aller chez le coiffeur ?

JEAN-CLAUDE. - Maman, ça fait des années que je laisse pousser mes cheveux ! Tu me répètes la même chose à chaque fois.

NANOU. - Moi, je te préfère avec des cheveux courts.

JEAN-CLAUDE. - Maman, tu crois que Marie elle disait ça à son fils : "Jésus, va te couper les cheveux, tu ressembles à un hippie ?" Tu ne crois pas qu'il y a des choses plus importantes dans la vie que d'avoir l'air ou pas ? Allez, viens, je te descends de là.

Il la prend dans ses bras et descend périlleusement pour atterrir dans le canapé.

 

NANOU. - Quand même, je trouve que tu es mieux avec les cheveux courts. Et puis, on n'est plus au temps de Jésus. (elle montre le crucifix) On ne peut pas le laisser comme ça.

JEAN-CLAUDE. - Si je te le décroche, ton crucifix, tu seras sage, tu ne bougeras pas de là ?

NANOU. - Comme une image !

En deux temps, trois mouvements, il va décrocher le crucifix et le donne à sa mère.

 

JEAN-CLAUDE. - Tiens ! Voici l'homme ! C'est vrai qu'il a un drôle d'air avec son bras qui pendouille. Je vais réparer ça. (il rattache le bras de Jésus avec la cravate). Il est chic maintenant, tu ne trouves pas ?

NANOU. – C’est ridicule, Jean-Claude. Non, non… la cravate, ça ne va pas.

JEAN-CLAUDE. – Bon, j’ai compris, maman fait la difficile. Je vais chercher ce qu’il faut, j’arrive !

NANOU. - Tu as toujours été un bon garçon, Jean-Claude. Papa, il le disait souvent : "Jean-Claude, il a un bon fond, il ne ferait pas de mal à une mouche".

JEAN-CLAUDE - J'arrive ! Tu ne bouges pas de là !

NANOU. – Papa, il disait aussi…

JEAN-CLAUDE. – J’arrive, maman, j’arrive !

Nanou tient le crucifix dans ses bras, tout contre elle.

NANOU. – (bas) Papa, il disait aussi  « notre Jean-Claude, il est unique. Unique, notre fils unique ». (Elle berce) Petit Jésus couronné de fleurs venez dans mon petit cœur, mon petit cœur est si petit qu'il ne saurait loger que vous, que vous, que vous !

Elle embrasse le crucifix, se lève et va le déposer dans la crèche, à côté de l'autre Jésus, dans la paille, et qu’on entend babiller.

 

Comme vous êtes beaux, tous les deux !

Jean-Claude revient avec la boîte à outils.

 

JEAN-CLAUDE. - Où tu l’as rangé, ton Jésus ?

NANOU. - Dans la crèche. Regarde comme ils sont beaux, tous les deux !

JEAN-CLAUDE. – (rit) "Jésus avant / Jésus après" !

NANOU. - Moque-toi, mécréant ! Tu es tout le portrait de ton père ! Tu ne respectes rien. Je n'aime pas quand je t'entends dire des horreurs pareilles.

JEAN-CLAUDE. - Regarde un peu maman…

 

Il montre une carte de banque qu’il vient de trouver dans la crèche.

NANOU. - Qu’est-ce que….Ma carte de banque ! C’est là qu’elle était, ma carte de banque.

JEAN-CLAUDE. - C’était donc le petit Jésus qui te l’avait fauchée. On ne peut plus faire confiance à personne de nos jours.

NANOU. - Tu te moques, Jean-Claude ! Jésus fait de la magie. Il a dû s’amuser, c’est tout.

JEAN-CLAUDE. – De la magie ? Maman… Maman… Tu es certaine que tout va bien ?

NANOU. – Quoi ? Qu’est-ce que j’ai dit ?

JEAN-CLAUDE. - Non, rien… Je vais te le réparer ton Jésus, avec des bons clous.

NANOU. - Ça ne va pas lui faire mal quand même ?

JEAN-CLAUDE. - Tu sais, il en a vu d'autres. Il sera comme neuf, à nouveau parti pour deux mille ans de plus. Si ça te rassure, je vais lui mettre des clous bios. Tu savais, ça, qu'on faisait aussi des clous bios aujourd'hui ?

Jean-Claude emporte le crucifix sur la table, on entend le petit pleurer, il sort un marteau et entreprend de le reclouer, il tourne le dos à sa mère.

 

JEAN-CLAUDE. – Au fait, il disait quoi, papa, encore ? Nom de Dieu, encore un de tordu. C’est quoi, ça, pour des clous de merde. Ah ! Mais, mais…

On voit Jean-Claude essayer des marteaux de plus en plus grands, des clous de plus en plus long, rien n’y fait.

 

JEAN-CLAUDE. – Nom de Dieu de putain de bordel de merde ! Tu vas rentrer, oui !

A chacun des coups de marteaux, la mère écarte de plus en plus les bras, et reste figée, muette, dans la position.

 

JEAN-CLAUDE. - C’est pas les clous, c’est le crucifix. Si tu crois que je vais me laisser faire par ce putain de crucifix.

Il donne un coup si fort que le crucifix vole en éclats.

 

JEAN-CLAUDE. – Merde ! Merde ! Je suis désolé, maman. Vraiment, désolé… C’est pas moi, c’est lui… J’ai jamais vu ça… Jamais… Maman ! Maman ! Qu'est-ce que t'as ? Maman !

Elle tangue et menace de tomber droite et raide, bras écarté, il la rattrape de justesse, l'emporte dans le canapé, les bras toujours écarté.

 

JEAN-CLAUDE. - Maman ! Réveille-toi, réveille-toi !

Elle murmure.

 

NANOU- C'est la fin du monde, c'est la fin du monde, c'est la fin du monde.

 

On entend la voix de Jésus dans la crèche, et des sons de jeux électroniques.

 

C’est nul, ce jeu, je perds tout le temps. Tant pis pour le gentil, je change de camp.

                                                        FIN

Entendu sur France Inter, le 23 juin 2014, un réalisateur qui parlait de son fils de huit ans. Il a écrit : « La fin du monde, c’est maman » !

« La tragédie est plus vulgaire que la farce » Louis Scutenaire