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L'INFINI SOUS NOS PAS (monologue à 4 voix )

infini 1
N.B : Dans l'onglet "radio", vous trouverez la fiction réalisée à partir de ce texte.

Fernando, c'est l'ancêtre le plus ancien, celui vers lequel on peut remonter, celui qu'on peut encore nommer. On sait de lui qu'il est le premier à avoir quitté le village. Ses proches ne l'ont plus jamais revu.
Miguel est un homme d'aujourd'hui qui part sur les traces de Fernando, son aïeul. Il découvrira l'île où est enterré le coeur de Fernando.
Milèva, la femme de Fernando, est une ancêtre restée au village, une femme fidèle, qui s'est consacrée à ses enfants, proche des traditions et des rituels.
Hélèna est une femme d'aujourd'hui. Ses voyages, ce sont ses amants.
Et quand resterons-nous ? est l'histoire croisée d'un homme d'hier qui part et ne revient pas, d'une femme d'aujourd'hui qui reste et n'attend pas, d'un homme d'aujourd'hui, perdu, qui part à la recherche de son aïeul, d'une femme d'hier qui est restée fidèle à l'homme qui est parti et n'est jamais revenu.
Dans ce récit à quatre voix, les personnages ne se font pas souvent face. Quand les voix se rencontrent, ça n'est pas, la plupart du temps, dans le dialogue, mais plutôt dans la concordance de leurs esprits vagabonds. Un seul personnage aux visages multiples.
N.B : Pour écrire ce poème à tonalité « antique », j'ai voulu me donner l'autorisation du lyrisme, de l'emphase. Je me suis plongée dans les récits mythologiques, ceux de l'errance d'Ulysse et de l'attente de Pénélope, du jeune Enée et du vieil Anchise à la sortie de l'incendie de Troie, celui de l'antagonisme d'Apollon et de Dafné, la femme-lierre,... D'autres encore me sont apparus au cours de mes balades dans les musées et les rues de Rome, lors de ma résidence à l'Académia Belgica, en juillet 2010.
« Ithaque t'a donné le beau voyage
sans elle tu ne te serais pas mis en route
Elle n'a plus rien d'autre à te donner
Si tu la trouves pauvre, Ithaque ne t'a pas trompé. »
René Char
Fernando : Mon départ, une chemise ample, les manches trop longues, les entournures trop lâches, mes épaules perdues, ma respiration qui voulait gonfler les voiles, qui s'essouflait, s'épuisait, une rue où je m'égarais sans jamais vraiment y être présent, un village qui me tombait de partout, un évasement qui ne m'habillait pas.
Mon départ, une élégance à laisser derrière la trace de mes pas.
Mon départ, une entêtante volonté à poursuivre cette ligne de fuite qui semblait tracée bien avant moi pour moi malgré moi vers un horizon à ma taille.
Mon départ, tout au fond de mes nombreuses mémoires, l'appel d'odeurs plus subtiles, de sonorités plus graciles, de saveurs ténues, de caresses effleurées, la connaissance, déjà, de ce qui pourra nourrir le souvenir.
Mon départ, donner sa pitance à la voracité du passé.
Milèva : Je suis restée là.
Fernando : J'ai poussé la porte...
Milèva : Là.
Fernando : J'ai traversé la rue, j'ai enjambé les hautes herbes...
Milèva : Derrière la porte. Je suis demeurée, là.
Fernando : Je me suis frayé un sentier dans les broussailles à coups de machette, je me suis débattu à la hache contre les branches des arbres, je
me suis défendu à coups de poings contre les bêtes sauvages.
Milèva : Là, pas plus loin.
Fernando : J'ai coupé, déchiré, cassé, j'ai brûlé, écrasé, écharpé, j'ai tué pour arriver là où l'horizon n'offre plus rien d'autre qu'une large écharpe d'eau céleste, implorante servante qui venait s'enrouler autour de mes chevilles et qui repartait me montrer la direction de mon errance.
Hélèna : Je suis partout, je suis ici, je suis ailleurs.
Miguel : Il paraît que... si on donne une lettre à quelqu'un, à n'importe qui, n'importe où dans le monde, pour une personne totalement étrangère à soi, à l'autre bout de la planète, et quelques soient les moyens employés,... il paraît que la lettre n'aurait besoin que de six personnes relais pour arriver à bon port.
Fernando : Les vieillards de chez nous n'avaient jamais mis les pieds dans le village d'à côté. Ils montraient davantage de méfiance envers leurs voisins que pour l'étranger de passage à l'accent si « chantant », l'étranger si différent qu'il n'aurait pu, de toute façon, que repartir. Tandis que ceux d'à côté, si semblables, si semblables que, sans le chapeau penché d'une autre manière, sans les motifs verticaux de la chemise, sans le double pli du pantalon, ceux d'à côté auraient pu se confondre avec eux-mêmes...
Miguel : Fernando reste pour moi un « très vieux mort » (j'avais dit ça, un jour, lorsque j'étais encore un petit enfant dans les jupes de ma mère : «Grand-père Fernando, c'est un très vieux mort…! »).
Fernando : Si les anciens n'avaient pas encore bougé, c'est sans doute qu'ils n'étaient pas faits pour apercevoir, derrière la forêt, ce chemin à la recherche d'un pas d'homme sous lequel venir se glisser.
Je suis Fernando, l'aïeul, l'exotique, l'aventurier (c'est ainsi certainement qu'on racontera l'histoire de la famille à mes arrière-petits enfants…), le premier que le chemin a défloré. Comme j'étais inconscient de sa volonté, mes bagages ne furent pas lourds à soulever.
Milèva : Nous suivions les troupeaux, plus loin, pas ailleurs.
Miguel : Je cherchais, j'écoutais, mais rien ne me parlait, rien ne paraissait m'attendre. Combien de morts, combien de vivants, pour que les paroles de celui qui n'est jamais revenu parviennent à se déposer au fond de moi ?
Fernando : J'ai posé les yeux au-delà des forêts et le chemin, tel un serpent de mousse et de terre battue, s'est déroulé sous mes pieds. Dans mes pas, rien ne ressemblait à la fuite, dans mon coeur, nul besoin de bravoure.
Milèva : Ne pas quitter nos villages, ceux où nous naissons tous depuis toujours, ne serait-ce pas cela l'aventure la plus courageuse ?
Fernando : Qui d'entre nous était le plus présent ? Moi qui suis parti ? Eux qui n'ont pas eu la moindre lueur du départ dans leur pensée ?
Milèva : Après avoir résisté aux incessantes invasions, après avoir survécu à mille oppressions...
Fernando : Je suis l'aïeul, le premier, celui à partir duquel les racines ont commencé à ramper sous la terre, invisibles elles ont filé entre les jambes de ceux qui sont restés, elles se sont glissées sous la cape sombre de la forêt pour aider les arbres à s'ériger plus haut, à découvert, dans leur fringale de lumière, jamais repus, affolés de soleil.
Milèva : ...et trouver encore sur ses terres de quoi s'abreuver, de quoi ne pas mourir de faim, et rester vivant...
Fernando : Je suis l'aïeul, celui qui a tracé le premier sillon.
Milèva : ...et supporter encore la mort avant la mort ?
Fernando : Je suis l'aïeul, celui qui a effacé tous les autres avant moi.
Milèva : ... et mourir encore après la mort...
Miguel : Je suis Miguel. Depuis mon enfance, c'est Fernando qui me porte. C'est lui, c’est l'aïeul. Les autres, les anciens, sont les outils dont la vie a eu
besoin pour me dégager du néant. Fernando, c'est le charme des récits de mes grands-parents, la nourriture de mes élans de voyage, la porte qu'il a poussée pour moi. Fernando, c'est le mystère dont j'habille mes journées sans saveur. Fernando, c'est celui qui me relève quand je tombe.
Milèva : J'avais lavé à grandes eaux la maison, le pain cuisait dans le four, l'enfant fermait les yeux mais il ne dormait pas encore. Le linge de l'homme était resté sur le fil, les manches de ses chemises, gonflées par le Zéphyr, se tendaient vers moi, je les regardais danser, elles n'avaient plus rien à me demander, plus rien à me donner. Le chien, seul, veillait, puis soupirait, les yeux au ciel, enroulé dans sa queue.
Fernando : J'avais quitté le pays des mangeurs de pain, mon enfance était loin, je pensais à mon chien. Me restait dans le col une odeur déclinante de lessive.
Miguel : Et moi, pour qui suis-je donc toujours vivant ? Pour moi-même ? Mon ombre, déjà, marche seule tandis que je peine à la suivre. Pour un enfant de plus à naître ? Mais pour quel astre sommes-nous donc faits ?

Hélèna : Je me plais dans les bras où je ne dors pas beaucoup. Je savoure l'amour au grand jour, fenêtres largement ouvertes, je m'émeus quans les reins roulent comme des barques, quand les bras plongent comme des rames, quand les yeux lèvent leurs voiles, quand l'écume est à nos bouches, la mer jamais calme.

Milèva : Mes jupons accordés aux humeurs du vent, je laissais passer les nuages au-dessus de toutes choses et j'avançais pas à pas, d'heure en heure, jusqu'au bout de la journée. Et ainsi, chaque jour, sans me lasser. Je suis Milèva, la femme au visage fané, la vieille devenue sèche et stérile, le masque mortuaire fidèle à celle que j'étais devenue, une face dure, franche, dans son sarcophage de pierre. Un visage de terre plissée, un parchemin aux yeux ouverts sur son lit de poussières, c'est tout ce qu'il vous reste de moi.

Hélèna : Je suis Hélèna, celle qui est, la femme au visage lisse, les yeux cernés de khôl, la bouche et le bout des seins fardés de rouge, le corps gainé de soie et de dentelles. Je danse pour vous, mes pieds frappent le sol, à mes chevilles les grelots de mes bracelets ordonnent la remontée de mon désir puisé aux entrailles de la terre.

Miguel : Je remercie Fernando, il est resté en vie suffisamment longtemps pour me donner la chance de naître. Je le soupçonne de m'avoir placé sur sa ligne de mire avant de mourir. J'essaie de saisir ce qui m'était destiné et qui lui survit, ce qui flotte encore dans la salive de cette chose qui me tient serré contre sa bouche baveuse. Le passé, cette chose, j'y reviens, ne s'est pas encore révélé, les gestes ébauchés, les paroles coupées, les pensées fugitives de Fernando n'ont pas fini de se dérouler encore pour moi.

Fernando : Un jour, je ne m'en suis pas rendu compte tout de suite, j'ai commencé à désirer. C'était si léger que je n'entendais pas ce petit animal qui geignait au seuil de ma maison. Quand le désir est assez grand, il pousse seul la porte et trouve celui qui le reconnaît.
Milèva : Tu étais arrivé chez moi comme l'oiseau se pose avec, dans l'oeil, l'image d'une autre branche, plus haute. Avec mes vêtements, le vent était tombé à tes pieds et, devant ma nudité, tu es entré dans ma demeure.
Je savais que tu étais coiffé d'un nuage et qu'un jour le souffle d'un vent contraire me rhabillerait.

Miguel
: Mais qu'est-ce que la vie ? Un miroir brisé cherchant à rassembler l'image qui nous ressemble ?
Fernando : A quoi pensent les oies sauvages quand elles partent ? Savent- elles où elles vont ? Y a t-il une route toute tracée pour les oiseaux ? Se posent-ils là où le vent les pousse ?
Milèva : Tu as ouvert la cage, j'y suis restée, assise, sur le rebord de la fenêtre, dans le confort de ne pas être du côté de ce qui n'a pas de fin.
Hélèna : Les hommes, je les aime butineurs. Ils viennent déposer, encore chargés de leurs délectations avec les belles étrangères, leurs frémissants grapillages au creux de mon ventre.
Ils me donnent à entendre les langues lointaines qu'ils ont glanées dans leurs baisers, des chants insoupçonnés recueillis à même leurs bouches.
Milèva : C'est bien vrai que nous sommes des fleurs.
Hélèna : Mes soeurs ont confié leurs odeurs, leurs couleurs, aux hommes qui me plaisent. Les caresses que me font mes amants sont les cadeaux bienveillants qu'elles ont déposés pour moi au creux de leurs mains.
Milèva : C'est bien cela qu'ils sont, les hommes : des insectes.
Hélèna : Je donne à mes amants mes courbes, mes arômes, pareils à nuls autres. Ils les abandonneront plus loin, chez celles qui vivent ailleurs, qui songent à moi, leur soeur, qui pensent à l'autre à venir encore après elle, notre soeur à nous toutes.
Milèva : Nos soeurs, les lianes souples, les hautes tiges flexibles, nos soeurs, les fleurs...

Hélèna : Les fleurs se laissent butiner par les abeilles. Les abeilles se laissent aspirer par l'odeur du nectar. Les abeilles servent la reine.

Milèva :Où dort-elle, notre reine ?
Hélèna : Le désir bat, là où l’amour n’est pas, là où l’amour se moque bien de ce qu’on en fait, bien trop occupé à dormir ailleurs sous les pierres. La moelle de mon corps est au sein de mon sexe et, tout au fond, c’est le cœur qui s’ouvre et c’est l’or. Je suis Hélèna, je n'attends pas.
Milèva : Des insectes, des oiseaux, les ailes dans le dos, le vent aux semelles.

Fernando : Un jour, je me suis réveillé et tout m'est apparu limpide. La mer, qu'on m'avait dite si méchante, était tantôt verte, tantôt bleue, épanouie, généreuse, offerte à mon voyage. Contre l'outre qu'un dieu m'avait confiée, et dont je tenais le cordon bien serré, je posais l'oreille et j'entendais les vents captifs se consoler de leur infortune à l'écoute du chant viril de l'ouragan ou de la ritournelle d'une tornade.

Miguel : Je n'avais pas le temps de m'arrêter, il fallait satisfaire, convaincre, soutirer, prouver, résister à la concurrence, me réorienter sans savoir où ça pourrait bien mener. Mon désir n'avait plus de place parmi les autres désirs qui s'en donnaient seulement l'air, l'air de rien, de l'air, du vent.
Hélèna : Les hommes que je charme me prennent dans l'escalier avant de grimper plus haut encore, ils me rapprochent de moi, du vent du large, celui qui flotte sous ma chevelure quand elle est trop bien peignée.
Les hommes que j'ensorcèle me couchent sur la paille, ils y mettent le feu par les deux bouts et s'en vont. J'emporte les braises chaudes dans les plis de mon désir grandi. Nous baisons à cru ce nous-mêmes revenu.
Les hommes avec qui je fais l'amour s'ouvrent quand ils jouissent et ils me laissent entrevoir leur autre sexe, caché, à l'intérieur d'eux-mêmes.
Milèva : Quand l'homme est parti, j'ai pu dire à ma terre les secrets que je gardais sans les connaître, depuis si longtemps tombés dans le puits de l'oubli.
Miguel : Nous aurions pu ne plus faire de projets, seulement nous asseoir sur le pas de la porte, regarder le ciel, contempler ce qui reste et sera perdu demain, et attendre simplement que le dernier jour disparaisse.Serions-nous comme les arbres qui se contentent d'aspirer, par habitude, la sève dans les hauteurs bien qu'ils sachent qu'ils ne donneront jamais plus de fruits ?

Milèva :
Son absence m'a remplie d'une eau si douce.

Hélèna :
Je suis à eux, je suis à moi, jamais lasse je danse, j'enlace, sainte jouissance, auréole sans souffrance. Leur cordon rigide s’insinue, s’enroule, se love en moi, pénétration en moi tentaculaire, les jambes s'élèvent, les pieds par-dessus la tête, bracelets de chair, bijoux de sang chaud, le plein joute avec le vide. Ainsi amarrés nous pouvons tomber ensemble de l'autre côté du ciel dans le puits de nos plaisirs. Et qu'importe si cet infini n'a qu'un temps, il me plaît ce duvet de plumes d'anges dans lequel nous nous enfonçons ensemble.

Milèva : Les plantes se réveillaient au-dehors, le pâton gonflait au- dedans. Je surveillais la montée du pain, j’accompagnais la naissance des bourgeons au jardin. Le bouquet vert du printemps, l'effluve chaude du pain au levain occupé à cuire. Dans le pétrissage de la pâte, j'avais rassemblé les morceaux éparpillés de ma journée, j’éprouvais la souplesse, la force, la transformation du temps, du temps malaxé, du temps étiré, du temps repoussé, du temps qui m'était rendu. Mes gestes étaient délicats de peur que tout ne s’effondre et n'ait plus de sens.
Fernando
: La nouvelle terre m'accepterait-elle ? Ne vomirait-elle pas mon corps étranger ? Une fois mort, mon cadavre glisserait-il dessous la mer dans un retour souterrain pour rejoindre les autres dépouilles de ma famille ?
Mais j'étais vivant et je naviguais dans une mer de plus en plus grande. Les mouettes nous abandonnaient. Le capitaine n'allait pas vers l'étoile la plus brillante, il traçait pour nous une nouvelle route.
Son étoile, le capitaine était le seul à la voir quand il fermait les yeux.


Miguel
: J'avais tout vu de la terre et je n'étais pas encore parti. L'avion qui me mène a déjà tant de fois donné ses coups d'épées blanches dans le ciel bleu. De nos jour, les voyages des hommes se posent sur des routes déjà tracées par d'autres, les étoiles ne sont plus leurs guides, les étoiles pâlissent, notre planète vieillit et nous prenons ses rides, je la sens lasse de nous qui ne rêvons plus que de galaxies inconnues.
Je me laisse flotter dans le tube volant.
Glisser dans le vide et tout faire pour adoucir la pente.


Milèva
: L'homme, Fernando, ne s'est jamais satisfait du corps que lui ont donné ses parents, de la tranquilité de sa maison, de l'amour de sa femme, de la fertilité de sa terre, de la fidélité de son chien.
Fernando
: Les hommes ne quittent pas. Ils continuent d'être portés par les bras de leur mère. Les hommes ne partent pas, ils cherchent à rejoindre.

Miguel
: Etre toujours dans l’élan d’une nouvelle aventure, s'intéresser à peine à celle qui s’achève, déjà sur la brèche pour la prochaine, l’inconnue...

Hélèna
: Quoi qu'on fasse, quel que soit le corps qu'on enlace, peut-on tromper quand on aime ?

Milèva
: Je lui avais donné mes plus belles années. Je n'avais rien gardé pour moi. Mon bonheur, c'était le sien et celui de mes enfants. Je lui appartenais encore, où qu'il puisse être, même basculé par dessus le bord de l'horizon.
Le temps qui passait me polissait le coeur. Sur la plage, les morceaux de verre sculptés par le sable rendaient ces débris plus précieux.
Fernando : Les hommes ne se retournent pas mais ils s'adoucissent en bord de nuit, quand se lève le souvenir de la forme pleine d'un sein au creux de leurs mains.
Hélèna : Il y a, au loin, un inconnu, je le reconnaîtrai sans avoir jamais vu son visage, un inconnu qui marche et dont l'ombre ne cesse de grandir. J'attends cet homme qui, je le sais, va entrer dans ma vie sans frapper à la porte. Il repoussera le verrou, il me couchera par terre et, lentement, il me fera entrer dans l'infini du plaisir d'être avec lui, d'être chez moi.

Fernando :
Nous l'appellerions l'Inespérée.
Miguel : Comment a-t-on pu vivre jusqu'à aujourd'hui sans avoir eu le moindre indice au sujet de l'existence de cette île ? Comment, curieux, audacieux, performants comme nous le sommes devenus, comment étions-nous passés à côté ?
Aucune carte, aucun radar, aucune image satellite, rien n'a trahi sa présence jusqu'ici. Cette île semble restée suspendue à l'une des branches du temps dans un sursaut de ma mémoire.

Fernando
: Je n'avais jamais rien vu de pareil, l'Inespérée ne ressemblait à aucune des régions traversées. Etions-nous encore sur la terre ? Etions-nous occupés à rêver ? Etions-nous morts ?
Nos cœurs avaient-ils été enterrés ici pour que nous n’éprouvions plus que la satisfaction de nous sentir chez nous ? Je ne me souvenais pas que, naviguant encore sur notre embarcation (aujourd’hui fantôme à la dérive), nous ayions eu le désir d’accoster définitivement. De quelle nature était donc l'enchantement qui nous donnait envie de rester ? Etait-il caché dans l'excellent nectar des fruits que nous avions goûté à notre arrivée ? Où se cachait le trésor ?
Milèva : J’ai creusé la terre et mes ongles ont reconnu quelque chose de familier, au fond, qui brillait : sous un culot de bouteille, des pacotilles de petite fille, déformées par l'épaisseur du verre. J’ai soufflé sur la poussière et j'ai chanté les paroles de mon enfance. Quand l’homme est parti, j’y revenais encore. L'homme ne rentrait pas, j'y retournais toujours. Il fallait que mon souffle chasse la poussière, la même, partout sur la terre.
Quand le soleil brillait, je m’y brûlais les mains.
Miguel : Une terre sans affirmation d’elle-même, une île qui ne veut pas se nommer, qui ne serait réapparue que pour moi seul ? Sortie encore une fois de l'océan sentant l'approche du... même sang... ?
Me voilà qui accoste. Suis-je occupé à rêver ? Suis-je mort ? Y-a-t-il ici, enterré, le coeur de quelqu'un qui m'aime ? Où se cache le trésor ?
Hélèna : Si les femmes sont fascinées par les pierres précieuses, c'est qu'elles connaissent les lois qui transforment leur matière. Elles lisent dans la mémoire de l'eau pure des diamants sur leur peau nue. Elles sont complices de cett mort qui donne naissance au charbon. Elles ont en elles ce feu qui rend la lumière à la noirceur des pierres.
Fernando : Je ne pouvais qu’exprimer ce qui nous habitait tous depuis que nous avions mis les pieds sur la rive : le mot "rester".
Dites ce mot à un vrai marin et regardez-le partir des yeux.
Nous auriez-vous dit ce mot, ce jour-là, à nous qui venions de si loin, qui naviguions depuis si longtemps, qui chaloupions encore sur ce sol si doux, l'auriez-vous dit, ce mot, que vous nous auriez vus rester assis dos à la mer.
Miguel : J'essaie de comprendre Fernando. Peut-on s'arrêter d'aller plus avant sans mourir à soi-même ?
Fernando : Quand l'un de mes compagnons a ouvert l'outre des vents, j'ai rencontré ma première tempête. J'étais comme un puceau qui se serait fait tripoter par une vieille prostituée. Son assurance la rendait maladroite, oubliant que je n'étais qu'un novice.
Milèva : Quand il me parlait, je lui disais : « Laisse le silence s'introduire, laisse-le m'ouvrir une porte, que je puisse entrer avec toi dans cette nouvelle conversation. Je ne suis pas douée, comme toi, dans l'usage de la parole. Le monde qui loge en moi est si large et les mots qu'on m'a donnés sont si étroits. Ils ne laissent échapper qu'un peu de vent quand c'est une tempête qui fait rage ».
Hélèna : Au-dessus de la grisaille, le soleil.
Miguel : Au-dessus du soleil, je ne vois plus rien.
Milèva : Sans mes enfants, j'étais un soleil tout seul, sans planètes à réchauffer.
Fernando : Que resterait-il aux hommes pour rencontrer les dieux si les voyages restaient sans tempêtes ? Dans le creux de leur main, ils nous ont soulevés et nous nous sommes retrouvés sortis de la tourmente, épuisés, étendus sur une plage paisible et déserte. Nous avions perdu nos douze navires, seuls quelques compagnons avaient survécu.
Milèva : Les hommes partent, les femmes s’arrondissent. De là où elles laissent couler leur sang, les femmes n’aiment plus partir. Il y a ici quelque chose à voir pousser.
Hélèna : Tu es rentré dans mes autres virginités. Tu as rendu mon sexe plus profond, suspendu au bord du monde.
J'ai aimé ça, rouler sous ta houle. Mon corps connaissait par coeur ta carte maritime.
Il ne faut pas que tu te retournes. Continues à avancer, ton ombre dans le dos. Je vois qu'elle peine un peu à te suivre, elle s'attarde et voudrait s'entortiller encore une fois autour de ma taille.
Ne te retourne pas, ne me donne pas à voir le visage d'un homme qui est déjà ailleurs, ne me fais pas entrer dans l'attente.
Miguel : Quand je serai de retour, y aura-t-il encore quelqu'un pour m'attendre quelque part ?

Fernando : Si je dors encore, compagnons ne m'éveillez pas. Laissez-moi partir encore plus loin, là où la fatigue m'amène à plonger plus profond. Ce sommeil est une ambroisie que m'offrent les dieux. La porte des rêves s'ouvre devant les premiers pas du nouvel homme que je deviens.
Milèva
: Le jus de nos pomme était délicieusement sucré, à l'image de nos pas dans l'herbe mouillée, de nos dos toujours courbés, de nos charges toujours lourdes, de nos doigts durcis, de nos mercis aux arbres, à la pluie, au soleil, aux insectes vagabonds.
Je lui avais dit : « si tu veux me donner ton nom, je rendrai le mien à mon père, je suis à toi ».
Fernando : J'étais arrivé. J'étais d'ici. La saveur des fruits, l'odeur des fleurs remplissaient mon âme depuis si longtemps marine. Si j'allongeais mon corps fatigué, la terre se faisait plus ronde.
Ma prière avait un goût de terre, d'herbe humide, d'eau, de douce fraîcheur.

Hélèna : Moi et eux, nous sommes de la famille de ceux qui connaissent leur nature. Elle ne veut de mal à personne, Elle est douce, caressante. Que les prédateurs passent leur chemin ! Le plaisir se capture ensemble.

Milèva : Depuis toujours, ma famille vivait ici. On ne m'avait pas appris l'alphabet, mais je lisais. La terre tournoie comme une toupie et je dansais, avec elle, sur place. On ne m'avait pas appris les pas, mais je connaissais la danse. Ma tête tournait encore. Les murs, je ne les voyais plus, depuis longtemps.

Hélèna : Et si le plaisir ne s'attrape pas, reste le trouble...

Milèva : Chez nous, les filles avaient le droit d'être princesse le jour de leur communion et le jour de leur mariage. On leur disait « c'est le plus beau jour de ta vie ». Que nous nous avancions vers Dieu pour le manger, que nous marchions vers l'homme qui rentrerait dans la maison de notre corps... c'était la même robe.

Hélèna :Le plus beau jour de ma vie, c'est le premier amant qui est venu, celui qui est entré dans la ville pour la première fois, celui qui est reparti, le pied léger, les semelles au vent.
Ma robe était à fleurs, des fleurs rouge sang, ouvertes.

Milèva : Il est venu mon « choisi ». Nous n'avions rien eu à nous promettre. Nous avons tenu. Tout ce que je touchais avait la peau de Fernando, tout ce que je mangeais avait le goût de Fernando, ce fantôme qui approche, au loin, a la démarche de Fernando.

Hélèna : Auriez-vous tenu si vous vous étiez promis ?

Milèva : Que sais-tu, toi, Hélèna, de la grâce d'une vie qui se pose ?

Et si, à mes enfants, je ne leur avais pas assez donné de caresse ? Et si, mon homme, je ne l'avais pas assez embrassé ? Quand le dernier sera passé, tu verras, il ne te demandera même pas quel est ton prénom.

Hélèna : C'est aujourd'hui, Milèva, que je me nomme Hélèna. Demain, peut- être, je serai heureuse de porter ton prénom. J'embrasserai les arbres, je caresserai le chien, je pétrirai le corps du pain, je boirai à la bouche des fontaines. Peu importe que les hommes partent, qu'ils soient les premiers ou les derniers, nous sommes les épouses de cette terre.

Miguel : C'est la profondeur du songe qui m'a permis d'entrer ici.

Fernando : Ici, pendant que nous dormions, les dieux s'arrangeaient pour donner une apparence nouvelle à ce qui nous entourait. Rien n'était pareil chaque matin. C'était peut-être ça qui distinguait l'Inespérée de notre village. Là-bas, de l'autre côté, là où nous avions nos meubles, notre lit était chevillé à même le tronc d'un olivier poussé dans notre chambre.

Miguel : J'entends battre son coeur au-dedans du mien. Au réveil, la vision sera effacée et viendra le moment du retour. L'Inespérée ne me gardera pas comme elle a gardé Fernando. Les cahiers de l'ancêtre redeviendront arbres, ses encres retourneront aux plantes, ses paroles telles des spectres continueront de m'accompagner tout au long de ma route. M'en revenant de leur source, je serai devenu porteur des mots de Fernando. Une fois devenu aussi vieux que lui, je les rendrai à mes petits enfants qui les croiront venus de ma longue expérience d'homme mûr. Je ne leur révèlerai pas qu'ils me viennent de Fernando. Par moi-même, des mots, je n'en ai jamais eu le temps, il était trop tard pour moi, trop tard pour eux, trop tard pour les mots à cause des divans trop profonds dans lesquels nous nous sommes perdus. Ils ramèneront le parfum des fruits cueillis à point, de fruits tels qu'il n'en existe plus ici aujourd'hui.

Miguel : Qui es-tu, toi, que j'ai laissée seule et que je retrouve autre ?

Hélèna :Tu rentres de voyage et tu me dévisages. Tu donnes la parole à tes semelles trouées, à ta valise jamais défaite. Tu cherches à retrouver celle que tu as laissée et qui n'est plus là.

Miguel : Qui me parle ? Hélèna : Pourquoi ta peau te donne-t-elle l'air d'être encore habillé. Tu te déshabilles et tu n'es pas nu, tu es dur dessous ta peau, un objet minéral dort- il en toi ou y-a-t-il une autre peau, plus tendre, sous celle que tu me donnes à toucher?

Milèva : Dans ma maison, rien n'avait changé depuis son départ. Les meubles, la vaisselle, les portraits des ancêtres dans leurs cadres dorés. Il y aurait toujours, sur la table, une assiette pour lui, mon lit resterait froid de son côté tant qu'il ne reviendrait pas.

Hélèna : Je me couchais avec l'un, je me sentais prise ailleurs, déjà. Miguel : Hélèna, tu n'es plus à moi.

Milèva : Je suis dans l'âme de ma maison.

Miguel : Penser à toi, Hélèna, ne me laisse pas facilement atteindre un lieu où d'autres arbres pourraient repeupler mes évasions nocturnes.
Hélèna : Je pourrais être la demeure qui te convient. Miguel : Je vois la mer dans tes yeux. Et dans la mer, les yeux d'autres femmes. Dans ta bouche, il y a bien plus qu'une seule haleine. Hélèna : Qui es-tu, toi, pour me regarder de si haut ? Miguel : D'où viens-tu, toi ? Qui es-tu pour manquer autant ? Hélèna : Une longue absence ne te donne pas plus ce droit : celui de savoir qui je suis.
Milèva : Qu'est-ce qu'une vie d'attente ? L'amour, lui, est resté. Il s'est couché sur moi comme un chien fidèle et il ne m'a plus quittée. Mourrait-il, l'animal, reconnaissant enfin son maître dans les hardes d'un vieux mendiant qui passe ?
Hélèna : Il arrive que ma valise frémisse et que ma porte s'entrouvre. Les rideaux de ma fenêtre se laissent gonfler par l'air du large... L'horizon tente de se rapprocher, les pierres du chemin se rangent sur le coté, le vol des oiseaux montre le sens du vent. Cela arrive... La sève alors remonte la voie du sang. Et je range ma valise.
Milèva : La terre d'ici est celle qui me convient.
Hélèna : Depuis ton départ, j'ai vécu plusieurs vies.
Miguel : Tu me fais entrevoir l'étendue et tu me dis de rester sur le pas de la porte, tu rallumes la flamme et tu lui souffles dessus.

Hélèna : Pourquoi cette nuit ne veut-elle pas finir ? Miguel : Voici que le temps des rêves ne veut plus s'arrêter. Hélèna : Mais nous gardons les yeux ouverts et c'est impossible de détourner la tête... Miguel : ... Impossible... de tourner la tête ... Hélèna : ... impossible de ne pas te voir. Miguel : Alors... regarde-moi, Hélèna. Hélèna : Ça n'est pas toi, c'est moi qui suis partie. Miguel : Alors, reviens, Hélèna, reviens, je suis là. Hélèna : Pourquoi ton corps ne veut-il pas se dévoiler pour moi ? N'y a-t-il pas tout au fond de nous une jouissance qui nous appartienne, un plaisir plus loin que ton sexe qui m'a déjà pénétrée, plus loin que ta langue, que tes mains sur mon ventre ?

Fernando : J'ai abattu mon arbre, je l'ai fendu dans le sens de la longueur, j'y ai creusé la place qu'il fallait pour coucher ma vieille carcasse fatiguée, j'y ai dormi dans un sommeil de bois.
Quand ce fut le moment, mes compagnons m'ont déshabillé, ils m'ont arraché le coeur pour l'enterrer sous le plus jeune des arbres, ils ont placé mon corps à l'intérieur du sarcophage, après l'avoir refermé ils l'ont laissé dériver au gré de la volonté des courants marins et des vents libérés.
Hélèna : Et si mourir, c'était aller dans le fond des choses, enfin ?
Miguel : A quoi ressemblera ma dernière pensée ? Y aura-t-il encore une pensée ? On est bien vieux, certains matin, à quarante ans, déjà de l'autre côté sans le savoir, sans avoir eu le temps d'être enfin de ce monde.
Tu m'appelais si fort, Fernando, qu'avais-tu à me dire ?
Fernando : Tu vis dans un monde qui brûle, Miguel. Avant de partir, emporte ce qu'il te reste de moi sur ton épaule. Je ne pèse pas plus qu'un souffle, je ne marche plus que dans tes souvenirs, j'ai besoin de ta force pour t'accompagner avant que l'incendie ne te dévore.
Milèva : Ma vie a dépassé son temps, mise et remise chaque jour, chemise usée, jupons râpés aux genoux à force de laver, à force de prier.
Avec les années, mon corps s'est alourdi, la marche s'est ralentie, et pourtant la distance qu'il me restait à parcourir ici se dessinait plus longue encore.

Fernando : Tu me disais... Milèva : ... Le monde n'arrête pas d'entrer en nous. Fernando : Tu me disais... Milèva : ... On ne m'a pas appris à voir, mais je regarde. Fernando : Tu me disais... Milèva : Où s'arrête-t-il, ce nouveau monde dont tu me parles ? Sera-t-il encore là quand tu fermeras les yeux ?

Miguel : Ne me suis-je pas perdu à trop vouloir le comprendre ? Comme le monde, aujourd'hui, peut rester silencieux par nos voix. Nos livres se décomposent, nos pas laissent si peu de traces. Hélèna : Nos mots d'amour traversent les murs. Les tiroirs sont vides de ces anciens petits paquets ficelés qui sentaient bon la violette et qu'on gardait bien cachés. Un nuage magnétique se dépose sur la terre... Un grand silence se fait sur la planète aux armoires creuses. Il ne nous reste que la chair.

Fernando : Ne parlez plus de bonheur. Milèva : Quelque chose de plus haut pourrait vous attendre encore.

Miguel : Hélèna, vois-tu cette petite lanterne au fond de la nuit ? Hélèna : Peut-être... Oui...

« Elle est douce, la terre, aux vœux des naufragés, dont Posidon en mer, sous l’assaut de la vague et du vent, a brisé le solide navire : ils sont là, quelques-uns qui, nageant vers la terre, émergent de l’écume ; tout leur corps est plaqué de salure marine ; bonheur ! ils prennent pied ! ils ont fui le désastre !... »                                                                                                                    Homère, Odyssée