Skip to main content

OU SOMMES-NOUS ? nouvelles

Ecouter Entre les lignes, RSR, Espace 2, le 27/11/2010 :

"Notre époque n’est pas la meilleure pour qui aime faire un pas de côté. Dans ces rêveries, Emélia, Margaret, Ulysse, Camélia et les autres ont voulu avoir la possibilité de se (de nous?) perdre. Alors, avant qu'ils ne se laissent à nouveau engloutir dans la Grande Cécité, montons avec eux sur un dromadaire, écossons des petits pois en leur compagnie pour apprendre à lire, louons comme eux les services d'un prince charmant, laissons-nous dériver, la tête dans les étoiles, enfonçons-nous du même pas dans les marais de nos imaginaires et, pour ceux que l'aventure tenterait, propulsons-nous de la même façon dans les bras d'une sainte vierge."

Disponible chez l'auteur (Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.)

Dousomnou  

 

Où sont-elles, ces personnes croisées sur le chemin de l'auteur ou simplement évoquées par un voisin, par un fait divers, un entrefilet à la radio, et qui, malgré elles, malgré l'auteur bien souvent, sont passées à travers le tamis de son écriture? D'où viennent ces autres personnages, semblant émerger de nulle part, après que Christine Van Acker a ramassé un simple caillou au cours d'une balade, apprécié la couleur d'un rouge à lèvres, entendu la voix d'un GPS, marché à l'ombre d'un platane, senti le frôlement d'une voilette,... ? Qui souffle certaines de ces rêveries nées lors d'ateliers d'écriture dans le contexte d'une contrainte libératrice ? Elle aime à dire que, pour qu'apparaisse son écriture, elle descend au fond du puits.

Selon l'image d'Haruki Murakami : “Le monde pouvait être pareil à une porte tournante, qui se contentait de tourner, sans plus. La case où on se retrouvait dépendait seulement de l'endroit où on mettait le pied. Dans une case, les tigres existaient, dans celle d'à côté, ils n'existaient plus.” extrait de “Chroniques de l'oiseau à ressort”

“Où sommes-nous ?”, tourne autour de la disparition, disparition de personnages, de leur raison, de leurs contours, de leur identité, disparition de la notion même de personne.

Tandis qu'à notre époque, à moins d'être Ben Laden (mais ne serait-il pas lui aussi un personnage de fiction, ceci expliquant celà ?), nos traces, nos puces, nos ondes, notre chaleur, notre salive, nos desquamations, nos numéros de registres, de polices, de dossiers divers, sont autant de témoins de nous-mêmes qui nous coupent de la véritable disparition, celle qui, dans une autre réalité, nous permettrait d'exister, ailleurs.

Lire les premières pages...

 

Emélia

Depuis tout à l'heure, Emélia a décidé qu'elle n'aimait pas, vraiment pas du tout, Amélie. Mais Amélie,qui ne connaît pas encore Emélia, ne le sait pas.

Emélia estime qu'une personne qui oublie de la saluer ou qui ne daigne pas la gratifier d'un sourire, ne serait-ce qu'imperceptible, est une personne hautaine, méprisante et détestable.

Aujourd'hui, Amélie, entièrement absorbée par ses recherches, a raté l'occasion de se faire apprécier d'Emélia.

C'est qu'Amélie prépare en ce moment une thèse sur le dernier ancêtre commun à toutes les espèces vivantes, une bactérie baptisée par les savants «LUCA » (Last Universal Common Ancester). Ses recherches consistent à évaluer si les cellules originelles, comme leurs équivalents modernes, étaient ou non caractérisées par une membrane séparant un milieu intérieur d’un milieu extérieur. Un autre pan de ses investigations portent sur les caractéristiques du programme génétique des origines qui ne s'est pas contenté de se recopier exactement à l’identique lors de la division des cellules, innovant le concept de diversité biologique. A ce jour, les protocellules occupent entièrement les incessantes rêveries d'Amélie.

La jeune femme privilégie l'hypothèse selon laquelle notre mère supérieure aurait été une bactérie vivant à température modérée.

Aussi, à l'instant où elle a croisé, dans le grand hall, l'organisatrice du CIBC (Congrès International de Biologie des Cellules), elle a malencontreusement omis de la saluer. Les cellules cérébrales d'Amélie n'avaient pas songé à amorcer le moindre sourire, captivées qu'elles étaient par le miroir de leurs origines.

Emélia, vexée, a donc trouvé que le rouge à lèvres d'Amélie la faisait ressembler à un gros crapaud et que, tout comptes faits, une princesse raffinée comme elle n'avait pas à adresser pas la parole à un batracien mal embouché.

Toute froufroutante, elle s'est ensuite tournée vers un séduisant jeune homme aux yeux bleus qui portait fort bien la cravate et devant qui elle s'est mise à critiquer la lenteur du personnel des cuisines.

Amélie n'est pas mondaine, et il lui a fallu un effort certain, ce soir, pour parvenir à laisser son travail dans un petit coin de sa tête. Elle vient d'accepter une coupe de mousseux quand elle réalise que, après tout, ce pourraient être les eucaryotes, les cellules qui composent notre corps, qui constitueraient l’ancêtre universel de la vie moderne...

Mais comment le prouver ?

Emélia apprécie la conversation de ce bel homme intelligent qui lui répond aimablement tout en s'empressant d'aller lui chercher une autre assiette de toasts. Avec ses longs cheveux blonds décolorés, Emilia traîne derrière elle un parfum envahissant qui s'accroche aux revers des vestons qu'elle frôle d'un air dégagé.

Amélie, encore sous le coup de sa nouvelle hypothèse, se dit qu'après tout, aucun individu présent dans cette assemblée ne pourrait être doté d'autant de capacités adaptatives que les eubactéries qui, sans doute, persisteraient même si des catastrophes écologiques ou nucléaires faisaient disparaître toutes les autres formes de vie sur terre.

Emilia vit seule depuis plus de dix ans et, à près de cinquante-trois ans, elle commence à trouver le temps long. Cet homme est tout à fait son genre et, bien qu'elle préfère le champagne, elle accepte volontiers le troisième verre de mousseux qu'il lui propose.

Elle vient juste d'entamer avec lui un long monologue où se conjugent ses doléances à propos des lavabos vétustes de l'hôtel, des garde-robes branlantes dans des chambres beaucoup trop petites, de l'aspect défraîchi des papiers peints de mauvais goût ; quand les beaux yeux bleus du grand brun reconnaissent quelqu'un au fond de la salle.

L'homme s'éclipse quelques secondes, le temps de ramener la jeune chercheuse dont le regard reste encore tourné du côté des brumes originelles.

Permettez-moi de vous présenter ma femme. Savez-vous qu'elle est ce qu'on appelle un « cerveau » ? Mais, suis-je bête, vous avez certainement dû lire son dernier livre...

Emélia, les froufrous en berne, s'avoue désolée, mais non, elle n'a pas l'honneur de connaître madame...

Si vous me donnez le titre du livre, ça me dira peut-être quelque chose...?

Amélie, émergeant dans la clarté de ce qui l'entoure, parvient enfin à arborer un large et magnifique sourire « rouge palme d'or », n°752, de chez Dior, et répond gentiment à Emélia :

« Nouvelle génétique des origines » ou « Nous sommes faits de la même matière que ceux qui nous répugnent.»