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extraits choisis

Le romancier n'est le porte-parole de personne et je vais pousser cette affirmation jusqu'à dire qu'il n'est même pas le porte-parole de ses propres idées.

Quand Tolstoï a esquissé la première variante d'Anna Karénine, Anna était une femme très antipathique et sa fin tragique n'était que justifiée et méritée.

La version définitive du roman est bien différente, mais je ne crois pas que Tolstoï ait changé entre-temps ses idées morales, je dirais plutôt que,

pendant l'écriture, il écoutait une autre voix que celle de sa conviction morale personnelle. Il écoutait ce que j'aimerais appeler la sagesse du roman.

Tous les vrais romanciers sont à l'écoute de cette sagesse suprapersonnelle, ce qui explique que les grands romans sont toujours un peu plus intelligents

que leurs auteurs. Les romanciers qui sont plus intelligents que leurs oeuvres devraient changer de métier.

M.Kundéra, l'Art du roman

 

Si le monde était clair, l'art ne serait pas. 

L'oeuvre d'art naît du renoncement de l'intelligence à raisonner concret.

Albert Camus

 

Le scarabée est un insecte qui se nourrit des excréments d’animaux autrement plus gros que lui.

Les intestins de ces animaux ont cru tirer tout ce qu’il y avait à tirer de la nourriture ingurgitée par l’animal.

Pourtant, le scarabée trouve, à l’intérieur de ce qui a été rejeté, la nourriture nécessaire à sa survie grâce à un système intestinal dont la précision, la finesse et une incroyable sensibilité surpassent celles de n’importe quel mammifère.

De ces excréments dont il se nourrit, le scarabée tire la substance appropriée à la production de cette carapace si magnifique qu’on lui connaît et qui émeut notre regard : le vert jade du scarabée de Chine, le rouge pourpre du scarabée d’Afrique, le noir de jais du scarabée d’Europe et le trésor du scarabée d’or, mythique entre tous, introuvable, mystère des mystères.
Un artiste est un scarabée qui trouve, dans les excréments mêmes de la société, les aliments nécessaires pour produire les œuvres qui fascinent et bouleversent ses semblables. L’artiste, tel un scarabée, se nourrit de la merde du monde pour lequel il œuvre, et de cette nourriture abjecte il parvient, parfois, à faire jaillir la beauté.

Wajdi Mouawad

 

Les écrivains n'ont que faire de ficelles et de procédés. Il n'est même pas nécessaire qu'ils soient plus malins que la moyenne des gens. Quitte à passer pour un imbécile, un écrivain a parfois besoin de rester béat d'émerveillement niais devant n'importe quel objet - un coucher de soleil ou un vieux soulier.

Le mieux est encore un peu d'autobiographie et beaucoup d'imagination.

R.Carver in Les feux

Plus je vieillis, plus je sens que j'appartiens à quelque chose, que je suis un intermédiaire, oui, un instrument. Pas au sens religieux.

Il s'agit de sentir qu'on partage, pas seulement avec les lecteurs, les écrivains ou les artistes vivants, mais avec les disparus aussi.

Raymond Carver in Devenir Carver de Rodolphe Barru, ed. Finitudes

 

Je n'écris pas pour quelqu'un ni pour une cause, encore moins pour un "lectorat", mais pour un proche qui est lointain,

cet inconnu qui a la grâce frémissante d'être proche de moi tout en n'étant pas moi : le témoin invisible qui justifiera l'invisible.

J.-B.Pontalis, En marge des nuits, Gallimard

 

Y a-t-il une loi qui veut qu'il y ait en nous quelque chose de plus fort, de plus grand, de plus beau, de plus passionné, de plus obscur que nous ?

Quelque chose dont nous sommes si peu les maîtres que tout ce que nous pouvons faire est de semer mille graines au hasard jusqu'à ce que l'une d'elles,

soudain, monte une plante pareille à une sombre flamme et bientôt plus haute que nous ? 

R.Musil, « Les désarrois de l'élève Törless »

 

Je prends un petit rien, une anecdote, une histoire qui traîne sur la place du marché, et j'en fais une chose à laquelle moi-même, je n'arrive plus à m'arracher.

ça joue, c'est rond comme un galet. ça tient par la cohésion de ses particules. Et la force de cette cohésion est telle que la foudre ne saurait la briser".

Isaac Babel in "Oeuvres complètes", ed. Le bruit du temps

 

Chaque original est une puissante Figure solitaire qui déborde toute forme explicable : il lance des traits d'expression flamboyants, qui marquent l'entêtement d'une pensée sans image, d'une question sans réponse, d'une logique extrême et sans rationalité. Ils n'ont rien de général, et ne sont pas particuliers, ils échappent à la connaissance, ils défient la psychologie.

L'original, dit Melville, ne subit pas l'influence de son milieu, mais au contraire jette sur son entourage une lumière blanche livide, semblable à celle qui "accompagne dans la Génèse le commencement des choses.

Gilles Deleuze (extraits de la postface de Bartleby de Melville)

Je me demande souvent pourquoi quelqu'un fait quelque chose qui au fond n'est rien. 

 Thomas Bernhart, Au but

 

Etre

Ou et quoi ?

N'importe où,

Mais pas rien qu'en soi.

Etre dans le monde.

Fragment, élément du monde.

Supérieur à rien,

Pas à quiconque, pas à la pluie qui tombe,

Se sentir égal

Et pareil au pissenlit, à la limace,

Inférieur à rien,

Ni au baobab, ni à l'horizon,

Vivre avec tout

Ce qui est en dehors et en dedans,

Tout ce qui est au monde,

Dans le monde.

Fétu de paille, non !

Cathédrale, non !

Un souffle

Qui essaie de durer.

Guillevic