LA CONCORDANCE DU TEMPS
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Un article D'Alain Kewes dans la revue Décharge, en mars 2013
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La préface d'Hubert Haddad :
C’est au royaume de féérie que Christine van Acker promène son héroïne. Le conte prend pour acquises les fondations mythiques : une magie primitive soulève l’univers. Le désir humain s’enracine dans le songe. Nous sommes livrés, lecteurs, à la puissance dyadique de l’allégorie que seuls tempèrent l’humour fantasque et une sorte de gravité drolatique.
La jeune fille en mal d’initiation n’a ni passé ni mémoire : ceux-ci étant l’action même du drame qu’elle traverse en songe, mais décantée, réduite à de hautes instances. Tout part d’une proposition narrative, véritable axiome du déterminisme amoureux : « quand le temps ne fait rien pour réunir deux personnes qui s’aiment, que deviennent-elles ? L’un est-il venu trop tôt l’autre est-elle arrivée trop tard (…) » Nous nous sommes tous interrogés sur cette aporie dans le trouble des loges et des avant-scènes de la passion amoureuse: Celle ou celui que j’eusse vraiment aimé n’est-il pas d’un autre monde ou d’un autre temps ? Pourtant cet objet exclusif existe, assurément inatteignable, du seul point de vue de l’absolu, l’unique dont amour puisse se targuer.
Christine van Acker eût très bien pu distendre le merveilleux du conte en imaginant une nouvelle Eurydice descendant au tombeau ou sur les rives de Lesbos. La jeune fille ici aime un vieillard. Bien des adolescents s’entichent de Rimbaud malgré ses cent cinquante-huit ans avérés. La jeune fille aime le Vieil homme du phare, sans obvier aux figures et aux symboles du miroir magique des Freud et Bettelheim. Le dialogue qui s’installe travaille le silence des songes. En intermède impromptu, un autre échange se poursuivra avec l’homme-oiseau, lequel dissimule une façon de lupin nocturne, autre visage du séducteur à l’arme cachée. Les romans érotiques – eût tout aussi bien pu écrire Jean Paulhan – sont les contes de fées des adultes. C’est dans les eaux du puits de la Sorcière de jouvence que la jeune fille laissera choir ses longs cheveux et recevra en retour son comptant de vœux : tout conte est initiatique et promet mainte épreuve. Pour franchir l’abîme du temps, il faut parfois inverser les signes, donner sa jeunesse en gage et nouer sur ses yeux la nuit comme un bandeau. « Tu n’es pas vieux/ tu es plus loin que moi » dit l’amoureuse asynchrone en quête d’une concordance de temps.
Par l’écriture du conte, poème aux voix volées, Christine van Acker place dans un espace de réactivité onirique l’aspiration la plus violente en nous, grâce à cette diablerie qui nous travaille à notre insu, la vie durant, sous le couvercle de la saine logique, et qui s’appelle l’imaginaire. Tout se passe comme si le désir, « tout ce qu’il y a de plus inconnu pour celui qui l’éprouve » (Jouhandeau), n’accédait à sa révélation que par le recours à la fiction, cette construction de langue piégeant le silence des fins. Car le conte est bien la parole qui nous manque, incarnée par divers recours, quand enfin la transgression dont sont pétris nos rêves s’empare avec force de l’espace vigile – par la scène ou par la lecture – sans mettre en jeu l’ordre et la mesure, sans crime ni délit.
Écrit-on jamais une pièce de théâtre ou un poème en musicien orchestrateur, comme s’il s’agissait d’abord d’un art acoustique ? Le poème dramatique de Christine van Acker pourrait servir un bel et cruel opéra, dans la tradition de Pelleas et Mélisande, ce livret de Maeterlinck contant une histoire à la fois proche et contraire, ou encore du Château de Barbe Bleue que Bartók conçut en hommage à Debussy. En prolongation de la grande veine symboliste flamande que le surréalisme bruxellois teintera de vésanie, Christine van Acker œuvre avec bien des finesses de style dans une oralité salvatrice, appelant à la présence et à l’écho, en plasticienne du son ou modeleuse d’ondes radioélectriques. Ses Amants de minuit sont un oratorio profane pour voix solistes qu’il faut longtemps laisser résonner entre sonorité et signification. Hubert Haddad
Courrier des lecteurs :
C'est très beau, nous l'avons lu cette semaine, à voix haute, en deux fois, au bord du canal de l'Ourcq et dans un square du pied de Montmartre, à l'ombre des feuilles bruissantes, au coeur de la ville, mais très loin, sur un rivage mythique, et plus d'une fois nous avons regardé le canal et le bac à sable du square comme si c'était la mer.
Nous nous sommes amusés à nous partager les voix féminine et masculine ; nous sommes entrés à fond dans votre texte, nous l'avons bien goûté ; aube du temps, Ulysse était vivant, les monstres et les sorcières n'étaient pas encore tués, mais l'âge et le temps pesaient déjà, et leur tragédie.
Le thème, l'amour par-dessus les âges, et puis le style, le goût des répétitions ("vous"), ce halètement passionné, d'une saveur perdue ; l'absence de ponctuation, car la parole était orale, et les règles flottaient ; seule la sorcière du fond du puits a le privilège des points, ce qui en dit long sur les règles qui gouvernent les destins, exaucent les souhaits, nous favorisent et nous châtient... Bon, simple interprétation.
Avec ceci, l'acte horrible de l'Homme-Oiseau, vers la fin du texte, nous a été une véritable surprise, nous n'imaginions pas qu'un tel personnage, qui répondait de manière espiègle aux questions de comptine, était au fond un abominable pervers. C'est-à-dire qu'il faudrait lire le texte deux fois, pour mieux capter les indices du début, nous le ferons sans doute. Anne et Laurent